Ne plus ultra. Dante et le dernier voyage d’Ulysse [Jean-Louis Poirier]

Table of contents

Dati bibliografici

Autore: Jean-Louis Poirier

Tratto da: Ne plus ultra. Dante et le dernier voyage d’Ulysse

Editore: Les Belles Lettres, Paris

Anno: 2016

Pagine: 59-81

1. La théorie des quatre sens

1.1. Le Banquet (Convito)

Plus encore que la Divine Comédie elle-même, le chant XXVI de l'Enfer tire sa puissance d’une indéfinissable étrangeté. Le récit, dont on attend qu'il fournisse enfin quelque lumière sur la conclusion demeurée incertaine des voyages d'Ulysse, et sur les circonstances de sa mort, contribue à épaissir le mystère. Le commentaire ne suffit plus, une interprétation semble exigible, en ceci que le sens du texte ne fait pas sens par lui-même, ou pas assez. Si la Divine Comédie est un chemin, il faut en frayer les accès. L'œuvre de frayage devrait pouvoir être assez correctement menée, sans dériver vers une interprétation sauvage, dans la mesure où l'épaisseur rextuelle est délibérée er où Dante fournit nettement sinon les règles, du moins la problématique de la lecture d’un texte de ce genre, qui se mange et requiert pour être et pour qu'on s’en nourrisse un certain nombre d'opérations.
Au chapitre premier du second traité du Convito , Dante retient la métaphore du pain et de la dévoration - héritée de la Bible et des premiers chrétiens —, pour traiter du texte écrit en général. Concevoir l’œuvre écrite comme une nourriture intellectuelle engage une notion très précise de la lecture: De même que l’ingestion du pain est un processus par lequel la nourriture non seulement est assimilée, mais encore transformée et, en ce sens, accomplie, mise en acte, portée à sa perfection, de même la lecture transforme la réalité textuelle qui est par là non seulement lue ou comprise, mais accomplie en devenantune pensée vivante, et en produisant le phénomène remarquable de la satiété . Compris comme le pain des âmes, et destiné à être mangé, le livre échappe par là au destin pétrificateur de la lettre. On pourrait dire la même chose en termes aristotéliciens : la lecture est l’acte commun du livre et du lecteur et porte l’un et l’autre à la réalité pleine de son être. La question de l'interprétation est donc étroitement liée à ce processus de manducation et d’assimilation ou, si l’on préfère, de devenir en acte, et les modalités de ce processus déterminent les moments de l'interprétation. Tout cela revient ainsi à expliquer comment il faut manger: «voglio mostrare come mangiare si deé ». L’ingestion est formellement un passage de la lettre à l'esprit ; par suite son mouvement fait apparaître les diverses sortes de sens, en dégageant des figurations qui ne sont donc pas données mais produites dans le procès de lecture.
Dans le premier chapitre de ce traité, Dante expose et définit les quatre sens qu’il convient de distinguer dans les Écritures , et il est clair qu'il s’agit là aussi bien des écrits, notamment les œuvres poétiques, que des Écritures sacrées. Il convient de distinguer, principalement, quatre sens: le sens littéral, qui ne déborde pas la lettre et que Dante qualifie de «propio»; le sens allégorique, dissimulé sous le manteau du récit, «vérité cachée sous un beau mensonge» ; le sens moral et le sens anagogique.
Le sens lttéral se définit par la coïncidence sans écart du discours etde la chose, de la «narrazione propia» et de ce dont on parle, «quelle cosa che tu tratti». Est décrite là une notion du sens propre — «non si distende più oltre che la lettera propia», «qui ne s’étend pas plus loin que la lettre elle-même» —, peut-être illusoire, mais qui fait fonction de critère ou de point de repère et qui donne au moins théoriquement la condition de toute mesure de l'écart ou de l’excès du sens sur la parole. Si assurément Dante pose le sens littéral, conformément à la tradition, comme une sorte de référence, il ne lui confère pas pour autant le moindre privilège: s’il présente l’avantage de l’univocité, il se caractérise en revanche par sa pauvreté insigne. Selon le modèle du pain et de l’ingestion de la nourriture, le sens littéral correspond au pain encore non mangé, ou mangé mais non encore ingéré. Non assimilé, brut et peu nourrissant, il lui manque toute la dimension qui vient de l’appropriation spirituelle du discours. Le véritable écrit, au contraire, est riche de sens, et il tire cette richesse de sa polysémie, de sa capacité à délivrer d’autres sens que le littéral, à nourrir toute l’âme.
Il convient néanmoins de noter, en insistant, que le sens littéral, même si aucun privilège ne lui est accordé, n’est à aucun moment rejeté, ni la lettre refusée . L'exégèse ou l’accès aux autres sens ne suppose en rien la récusation du sens littéral, toujours recueilli dans sa littéralité même si, faute d’un sens communément recevable, il faut parfois évoquer les profondeurs de la divinité ou admettre le mystère. C’est là une règle qui prend en compte le caractère sacré du texte, et c’est bien pour cela que le texte scripturaire, fort de son historicité, exige la croyance dès son degré le plus littéral, sous peine de perdre tout son sens. C'est par là uniquement qu’il ne peut se confondre avec Le texte poétique ou la fiction, à moins d’être ravalé au rang d’une formation mythologique .
Le second, le sens allégorique, qui se cache sous le manteau du récit, est «une vérité cachée sous un beau mensonge». Ce n’est pas le mensonge comme tel qui est beau, mais l’expression poétique où se rend visible cette vérité qui, en son sens littéral, est mensongère puisqu'elle est fiction et ne dit pas ce qui est comme le montre l'exemple emprunté à Ovide : Orphée n’a jamais domptélaucune-bête sauvage avec sa cithare, ni fait se mouvoir aucun arbre nisaucune-pierre! C’est [à un beau mensonge . Mais si, en s’appropriant ce pain*eten parvenantau sensiallégorique, on fait apparaître une autre coïncidence, nouvelle/entre ce qui est dit et ce qui est, cet énoncé devient vrai, en son sens'allégorique. On comprend alors que cela veut dire que l’homme sage, au moyen de sa voix, adoucit les cœurs endurcis et conduit vers le bien les hommes dépourvus:de raison: On voit que, dans cette analyse des divers sens, ce qui fonde cette diversité, c'est constamment la référence à la vérité, et non pas le jeuldela'signification. On retrouvera cette fonction, ou cet effet, du déplacement allégorique lorsque par exemple l’exégèse biblique, proche de l’histoire critique, se donnera pour objectif de réconcilier les Écritures et la raison, de donnerun sens acceptable à un discours invraisemblable, au prix — théologi- quement insupportable — de renoncer le cas échéant à admettre la vérité du sens ilittéral . Dante, toutefois, en exploitant cette ressource, prend bien soin de préciser qu'il a pour intention de la mettre en œuvre dans la poésie, «prenderò il senso allegorico secondo che per li poeti è usato », ce qui requiert un élargissement de cette notion eu égard à son usage originaire ou véritable par les théologiens: Il ya en effet cette différence importante, aux yeux de Dante, entre le texte scripturaire et le texte poétique que jamais le premier ne peut être considéré comme une fiction, encore moins, évidemment, comme un mensonge; l'historicité du texte scripturaire n’est jamais mise en doute, le sens littéral et le sens historique sont un seul et même sens. Ce qui veut dire, réciproquement, que dans letexte poétique, le sens littéral, dépourvu de vérité historique, pourrait se trouver disqualifié, la lettre n'étant pour ainsi dire présente que pour introduire le sens allégorique et les autres sens. Toutefois, disqualifié en termes delvérité, le sens littéral se trouve du même coup libéré, ce qui ouvre le champ d'une esthétique, en sorte que cette fiction peut être dite belle .
Le troisième sens est Le sens moral, défini tout particulièrement par rapport à l'étude des Écritures. Ainsi par exemple, lorsque l’Évangile rapporte ensa lettre que le Christ, lors de sa transfiguration, ne prit avec lui que trois des douze apôtres, il convient de comprendre, selon le sens moral, que s’agissant de choses qui ne doivent pas être révélées à tous, il faut ne pas s’entourer de trop de monde.
Le quatrième sens est le sens aragogique. Il renvoie à l'étage spirituel de la signification, il est le sens le plus profond, qui remonte le plus loin dans l’assimilation du texte signifiant, achèvement de la réalisation du sens, par une sorte de redoublement de l’acte de lecture. Le sens anagogique, en effet, procure l’accès à un niveau de signification plus prégnant, en dirigeant l’attention vers la signification de la signification, comme si l'écrit était mangé deux fois, les choses signifiées selon le sens littéral signifiant à leur tour une autre chose, mais d’une autre nature . L’expression italienne évoque clairement quelque chose comme une sursignification: «sovra senso». L'exemple montre parfaitement comment il y a là d’une part un sens littéral qui doit, lui aussi («eziandio»), être pris en compte et qui n’est donc assujetti à aucune neutralisation, à la fois signifiant et signifié, et d’autre part un sens qui se comprend spirituellement auquel il conduit. Ainsi, lorsque le Psalmiste affirme qu'après la sortie d’Égypte du peuple d'Israël, la Judée fut sanctifiée et libérée , il dit quelque chose d’historiquement vrai, mais cela n'empêche pas qu’il y ait, selon le sens anagogique, une sursignification, également vraie, renvoyant au sens du passage de la mer Rouge et au baptême, selon laquelle l’âme est sanctifiée et libérée lorsqu'elle se dépouille du péché.
Cette théorie de la signification s’éclaire dans son articulation à la problématique aristotélicienne non pas du sens, mais du vrai et du réel . Le modèle du devenir réel, du passage de l'être en puissance à l’être en acte, qui soutient l’image de la digestion ou de l'assimilation nutritive, est réinvesti profondément: certes, s’il est vrai et reste vrai que l’accomplissement du sens est, peut-on dire, l’acte commun de l’écriture et de la lecture, du livre et de son lecteur, Danteinsiste sur le processus du devenir en acte, qui présuppose que l'actelestcontenu dans la puissance et donc que le sens littéral porte déjà en luircous les autres, ce qui implique le passage par le sens littéral, dans tous les cas. Plutôt que propre, le sens littéral est porteur, il est ce sans quoi aucun des trois autres sens n'est possible, ilest, en toute rigueur de vocabulaire, premier. Ine supporte pas les autres sens, il les contient, et même les renferme, ce qui explique que pour les faire advenir à l’acte, pour les faire sortir, il faille en effet franchir leisens littéral, qui est comme une enveloppe. Pour faire émerger le dedans, on va de l’extérieur à l’intérieur. Les formations de sens renvoient ainsià un modèle germinatif qui rend compte au fond de la problématique manducatoire. Origène cite le Christ: «Si, comme il l’a dit, “le grain de blé n'était rombé en terre et n’était mort” à coup sûr, l’Église n'aurait pas porté cette immense moisson de toute la terre .»
Ce passage de la puissance à l’acte peut se redire encore selon le modèle du couple de la matière et de la forme. Selon l’ordre ontologique de la physique, qui est aussi celui du devenir en acte de ce qui est en puissance, la matière précède la forme; il faut déjà disposer de l’or avant d’y imprimer la forme qui fera la pièce ou le bijou. Ainsi, le sens littéral est toujours premier parce qu’il est toujours «sujet et matière des autres ».
Il ne faut pas sous-estimer ce qu'une telle problématique de la signification, ontologique ou substantialiste, a de déconcertant, en dépit de son apparence traditionnelle et même classique. La référence constante, aussi bien initiale qu'ultime, à la vérité empêche toute divagation du sens, constamment ramené à un dispositif de désignation. Si le mouvement du devenir en acte fait qu'il yabienun accomplissement et une vie du sens, s’il rend compte subtilement de tous les jeux de la signification, il reste que l'énoncé est ramené à une objectivité qui évoque presque des paroles gelées. Si le lecteur produit la mise en acte par laquelle Le sens littéral et premier peut se déployer selon quatre sens, incomparablement plus riches, il reste que chacun de ces sens — sauf, sans doute, dans le cas du texte poétique — est vrai et se trouve [à avant la mise en acte, dont aucun ne résulte. Si la Lecture fait apparaître le sens dans toute l'étendue de sa réalité, il reste que toujours, le sens est donné et que la lecture ne le produit pas; elle n’est qu'une appropriation. On se nourrit du sens, on l’ingère, on le digère mais la nourriture est donnée au départ, il s’agit ici en effet d’apprendre «comment on doit manger ». Cette appropriation passe donc, également, par un travail d'élaboration qui relève de la cuisine, et l’exégèse reprend, en ses diverses modalités, les modalités de toute cuisine: le four, la poêle ou le gril. Ainsi, selon Origène, les trois voies du sacrifice, exposées dans le Lévitique , symbolisent la production des trois sens de lÉcriture. Ainsi le four, «en raison de sa forme creuse» fait remonter ce qu’il ya de plus profond dans le texte scripturaire (sens anagogique), la poêle renvoie à ce que l’on comprend «à force de [le] remuer et de [le] retourner» (sens tropologique) et le gril concerne les choses qui sautent aux yeux de tout le monde . Et si l’ordre qu'expose Dante est celui qui va de la puissance à l’acte, de la matière à la forme, et par là est bien l’ordre de la connaissance (du vrai), l’ordre de la construction du sens par le lecteur, il reste que cet ordre nese tient que parce qu’il est ontologiquement fondé et que l’acte précède la puissance, comme la forme la matière. Il n’y a donc pas à chercher ici la moindre phénoménologie, ou la moindre herméneutique: le sens est inscrit dans l’être, il ne requiert aucune intention de signifier. Mais cela n’enlève rien à l'importance de cette forme d’élaboration du contenu spirituel qui, sans le constituer pour autant, l’assimile, car ce processus, avec l’exégèse , est bel et bien une prise de conscience. Comme l’observe Henri de Lubac, ce «phénomène» est «un des plus caractéristiques du premier âge chrétien», et ce n’est rien de moins que le christianisme lui-même «prenant de soi une conscience réfléchie ». Et s’il est vrai que le sens préexiste à L'Écriture, lui est immanent de la plus immédiate et concrète manière, cela ne s’oppose en rien à son développement spirituel, constamment soutenu par le modèle manducatoire et les correspondances entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Aussi la manne symbolise-telle une nourriture spirituelle qui tombe sur le sol de l’âme pour y fructifier et, de la même manière, la multiplication des pains fait voir ce sens exactement spirituel par lequel le partage de la parole, loin de la diminuer, l’amplifie et en fait don à tous les hommes . Il convient d’observer, aussi, qu’en distinguant quatressens, cette théorielest du même coup une théorie de l’articulation de cesisens:inonkseulement ils se tiennent, mais en cela ils s'expriment les uns dansiles'autres selonune entente profonde. Par suite, dans la mesure où l’allégorisation, quilprend racine dans le sens littéral, en est aussi le déploiement, et dans la mesure où ce déploiement est ancré à un sens littéral historiquement inyesti,on voit que les sens allégorique, moral et spirituel accompagnent, ou traduisent, ou dirigent le développement du sens comme tradition. Ainsi comprise, l’allégorie assure la continuité de la tradition, et témoigne de son unité, en ne cessant de rappeler l'esprit à sa vérité originairement historique. Et tourefois l'expression allégorique ne reconduit pas seulement du sens spirituel déployé à'ses racines littérales et historiques, mais en sens inverse, avec les indices qui la signalent comme telle en troublant la fluidité du sens littéral par des absurdités ou des bizarreries, elle est une provocation à la recherche du sens, ou à la recherche tout court. L’allégorie est protreptique.

Mais c’est bien en raison de la prégnance de cette dure loi de vérité qui soumet le sens à son régime que Dante prend soin de distinguer le texte poétique et le texte scripturaire. Dans le Convito, Dante expose la théorie générale du sens, et il explique comment on doit manger où lire, en général. Il existe toutefois un autre écrit de Dante, la Lettre à Cangrande della Scala , plus ou moins parallèle au Convito, dans lequel il tente de dresser l'état de la question en ce qui concerne non seulement le texte poétique, mais bel et bien la Divine Comédie, qui est une totalité.

1.2. La Lettre a Cangrande della Scala

Qu’elle soit authentique ou non , l’intérêt de la Lettre à Cangrande est qu'adressée au dédicataire de la Divine Comédie et du Paradis, en accompagnement d’un commentaire, elle propose explicitement un mode d’emploi de l’œuvre et non des considérations générales.
Les indications de lecture fournies s'ouvrent avec l’exposition précise d’une problématique du sens dont les tenants et les aboutissants sont explicités de façon directe et parfaitement nette: «Pour être clair, il convient de poser en principe que cet ouvrage n’a pas uniquement un seul'sens, mais qu’on peut le caractériser en disant de son sens qu’il est polysémique, autrement dit qu’il en a plusieurs .» Même si, en ce lieu, Dante ne distingue que deux sortes de sens, alors que dans le Convito, il en distinguait quatre selon la tradition aussi bien d'Origène que de saint Thomas, il ne faut pas exagérer les différences, d’autant que l'exemple utilisé, reprenant une citation des Psaumes et emprunté aux Homélies sur l'Exode , référence parfaitement traditionnelle et irrécusable sur le plan de la piété, était le même dans le Convito. Désormais, donc, Dante distingue deux sens, le littéral et l’allégorique, et il fournit la même définition que dans le Convito, mais plus clairement encore, en opposant deux opérations dont l’emboîtement redouble le dispositif de signification: «le premier est celui qui se trouve dans la lettre; le second est celui qui se trouve dans ce qui est signifié par la lettre ». Il faut cependant observer que Dante enveloppe dans le sens allégorique les sens moral et anagogique, si bien qu'on peut parfaitement admettre qu’il en considère encore quatre — il Les cite en tout cas: «Le second sens est le sens allégorique, ou moral, ou anagogique ». La difficulté est qu’il semble faire entrer le sens allégorique des poètes (qu’il avait soigneusement distingué du sens des théologiens dans le Convito) dans l’ordre des sens moral et anagogique, mais cette interprétation n'est pas nécessaire puisqu'on peut très bien considérer que le sens allégorique des poètes trouve place à côté des deux autres, dans l’allégorie en général. De fait, l'opposition des deux sens, présentée selon la figure de l'opposition primus/alius, confirme qu'on a bien affaire à deux termes, mais considérés génériquement et caractérisés par leur modus significandi. En fair, le nombre des sens identifiés ne varie pas du Convito à la Lettre à Cangrande, mais leur classification est plus nette, la signification allégorique devenant un genre. En revanche, faute d’explications plus précises, on ne peut exclure que l’auteur de la Lettre, qui passe soussilence le fait que, pour les théologiens, le sens littéral est toujours vrai, ne disqualifie le sens littéral, dont la différence par rapport à la fiction ne va plus de soi. Ou bien, dans la poésie, le sens littéral ne vaut plus que comme un prétexte pour supporter le sens allégorique, ou comme moyen pour le signifier; ou bien, dans les Écritures, le texte sacré devient une fiction plus ou moins mensongère ou du moins se voit neutralisé, en ce qui concerne sa lettre, quant à son sens premier. Corrélativement, il en résulte un rapprochement du texte poétique et du texte sacré, qui se montre singulièrement pertinent s'agissant de la Divine Comédie.
En ce qui concerne l'énoncé des diverses sortes de sens, dans la Lettre à Cangrande, Dante procède à un déplacement: s’il y a lieu de distinguer les divers sens autres que littéral, et dits mystiques, en leur donnant des noms différents , «on peut néanmoins les appeler tous allégoriques, à partir du moment où ils se distinguent du sens litréral ou historique ». Bref, en ce qui concerne la compréhension de la Divine Comédie, il n’y a pas d’inconvé- nient majeur à s'en tenir à l'opposition entre le sens premier et la signification allégorique.
Par suite, s’agissant de définir le sujet de l’œuvre, on dira qu’il est double, selon qu'on la considère au point de vue du sens littéral, ou au point de vue du sens allégorique . Ainsi, écrit l’auteur de la Lettre à Cangrande, le sujet de l’œuvre dans son ensemble, si on la prend au sens littéral, porte sur «l'état, ou la condition [status], des âmes après la mort, en tant que tel [smpliciter sumptus] », bref, sur l'au-delà. Si en revanche on prend l’œuvre au sens allégorique, alors elle a pour sujet «l’homme, pour autant qu'il est récompensé ou puni par la justice, selon ses mérites ou démérites relevant de son libre arbitre ». Cette approche, tenue pour non conforme à la pensée de Dante, a suscité de nombreuses discussions, apportant des arguments en faveur de la non-authenticité de la Lettre à Cangrande . Quoi qu’il en soit, l’opposition ainsi comprise du sens littéral et du sens allégorique mérite d’être examinée en raison de sa fécondité, et même de son audace. En effet, en reconduisant vers ce monde, la lecture allégorique nous fait parcourir le chemin inverse du sens littéral, à savoir le chemin inverse de Dante: par là, et c’est un point d’une extrême importance, elle assure qu'en vérité la Divine Comédie n’a pas pour sujet l’autre monde! On a donc tout simplement affaire à une théorie de l’histoire. Sous le sens allégorique de la Divine Comédie — et cela en explique peut-être le vitre assez profondément, avant le développement, plus conventionnel, de Dante sur le même sujet — nous trouvons donc une description de l'homme etun récit des faits humains en tant qu’ils résultent du libre arbitre de chacun, autrement dit les faits et gestes des uns et des autres en tant qu’ils sont auteurs de ces faits et gestes, et donc en tant qu’ils sont eux-mêmes, dans leur identité la plus enfouie, mais la plus réelle, celle qui surgit face à la justice divine. La longue et lugubre obscurité infernale et les supplices des damnés, en tant qu'ils se déploient au niveau du sens littéral de l’œuvre, sont un superbe mensonge, mais celui-ci porte dans sa signification la vérité des individus, prise à la racine de leur individualité, là où, étrangement, ils coïncident avec eux-mêmes. La justice, assurément divine puisqu'elle porte un jugement définitif, a donc pour mission non pas d’accomplir la fonction édifiante de faire valoir auprès de nous telle ou telle exigence morale, mais il lui est demandé d’assumer l'opération métaphysique de faire apparaître l'identité essentielle de chacun, de révéler à l'individu qui il est, d’entrouvrir ainsi l'énigme du moi.

Cette dimension d’énigme qui caractérise le moi s’explique dans l’union, qui en effectue la réalité historique, du libre arbitre et de la prédestination: l’un ne peut aller sans l’autre et inversement, c’est à ce prix que les individus sont ce qu’ils sont. Il y a à un mystère qui surgit aux limites de la raison humaine:

O predestinazion, quanto remota
è la radice tua da quelli aspetti
che la prima cagion non veggion tota!
[...] tenetevi stretti
a giudicar; chè noi, che Dio vedemo,
non conosciarmo ancor tutti li eletti ;

Il convient de s'arrêter à deux conséquences essentielles, d’une part la résignation et l'acceptation de son destin par chacun, le libre arbitre coïncidant avec l'obéissance ; d'autre part, l'interdiction de juger qui nous est faite, parce que nous ne comprenons pas ce par quoi agissent les hommes, ni ce qui fait le fond de leurs choix .
C’est pourquoi, s'agissant d'Ulysse, la justice divine reconduisant sans cesse au libre arbitre, comme le sens littéral au sens allégorique, nous ne saurions nous en tenir à la lettre, emprisonner Ulysse dans sa tunique de feu et le fixer dans son image de fraudeur pour l'éternité. La vérité d’ Ulysse, c’est l'individu libre qui est à la racine de ses actes et qui en est le plus authenti- quement l’auteur: il est celui qui a choisi d’entraîner ses compagnons vers l'inconnu, il est le marin sur qui la mer s’est refermée, au terme d’une folle traversée, d’un «varco folle». Ajoutons que cette vérité, qui surgit au cœur du sens allégorique de la Divine Comédie, circule aussi avec l'échange de la parole qui nourrit l’attention de Dante, circule et s’accomplit donc comme sur une autre scène. D’une part, en elle s’accomplit un geste d'appropriation, l'identité de l'individu, comme sa liberté se reconnaissant dans cette vérité qui devient parole et qui se fait écouter du visiteur infernal. Mais d’autre part, c’est aussi pour cela que cette écoute est irremplaçable et cette vérité précieuse: les paroles d'Ulysse renferment le trésor qui doit être recueilli et dont Dante a pris en charge la réception et, plus ou moins explicitement, la transmission. En d’autres termes, au fond, le chant XXVI de l'Enfer répond à la question «Qui est Ulysse?». Mais il y répond métaphysiquement, en termes de libre arbitre, car Ulysse n’est pas la somme de ses actes, er il se réduit encore moins à l’homme - empiriquement figuré d’après sa geste — que chantent l’Iliade et l'Odyssée. En ce sens, l’Ulysse de Dante est une figure de l’esprit, si l’on peut ainsi désigner une ombre.
Car à la fin de la Lettre, c'est bien la question de la transmission qui apparaît dans la forme d’un préalable ou d’un problème. Le problème, c’est celui de l’écriture, puisque c’est la voie retenue par Dante à quil appartient de confier à la poésie l'héritage dont il a la charge. Simplement, ce passage en retour du sens allégorique au sens littéral, ou pour le dire autrement ce retour à l’historicité, ne va pas de soi, comme ne va pas de soi le passage de l'au-delà, dans lequel l'héritage a été reçu, à l’ici-bas, monde dans lequel il doit être transmis. Il y a un excès du sens dont Le poëte se trouve embarrassé, excès qui rend la parole poétique inadéquate tout en en redoublant paradoxalement la puissance esthétique, mais remet aussi en question la tension même qui a animé le voyage de Dante. Le poète a été le témoin de choses qui excèdent tout témoignage, et il doit désormais thématiser une double impossibilité: «car il a vu, dit-il, des choses qu’il ne sait pas et qu’il ne peut pas rapporter à son retour ». Double barrière qui est ou bien celle de l’oubli [«nescit quia oblitus»], ou bien celle de l’aphasie, si les paroles lui font défaut [«requit quia, si recordatur et contentum tenet, sermo tamen deficit»]. L’excès du sens se trouve ainsi soit annulé, plus exactement refoulé, dans un oubli qui a la fonction, venue de la région des plus antiques mythologies, d’encercler l’autre monde comme le fleuve Léthé et de prévenir toute incursion de celui-ci dans le nôtre; soit dénié – si quelque chose a pu échapper à l’oubli –, en étant signifié par la négation de la signification, le retrait angoissant de la langue. Car en ce cas, quelque chose d’une mémoire demeure.
En présence de cette irruption de ce qui nous dépasse, de ce qu’il faudra peut-être appeler l'infini, la problématique de l'articulation du sens littéral et du sens allégorique éclate. Pour rendre compte du langage qui est peut-être encore à la disposition du poète quand il a perdu la parole, il faut passer de l’allégorie à la métaphore: Dante évoque Platon et l’usage platonicien de ce que nous appelons les mythes. Par l’utilisation du langage métaphorique, «per assumptionem metaphorismorum », le mythe permet, dans maint dialogue de Platon, de rendre visibles les objets intelligibles que voit l’intellect, mais pour lesquels les mots nous manquent. Par suite, au-delà d’une approche relevant de la théorie classique du signe, depuis Origène et saint Thomas, la Divine Comédie a encore quelque chose du mythe platonicien: cela, en raison de son contenu, fait d’oubli et d’indicible, et en raison de la fonction qu’elle met elle-même en scène, de transmission d’un sens, par quoi elle est tenue de maîtriser l’indicible. Le poète, ainsi institué grand témoin , a le devoir de dire ce qui ne peut être dit. Et ce qui ne peut être dit ne doit surtout pas être passé sous silence.

2. Allégorèse et exploration du monde

2.1. L’allégorie néoplatonicienne

Considérer le fait allégorique pour autant qu’il met en jeu des textes er qu’il se reconnaît dans l’exégèse, c’est ne le considérer que sous un seul aspect, qui n'est pas forcément le plus prégnant. La pratique de l’allégorie, qui s'impose assurément à qui entend écarter «’l velame delli versi strani » de la Divine Comédie, ne se réduit pas à la mise en œuvre d’une méthode de lecture, c’est une doctrine.
— La méthode de lecture n’est guère différente de celle dont nous avons exposé quelques aspects dans les précédents chapitres. Conformément à une tradition bien établie, avec Dante elle prend appui sur saint Thomas et, plus lointainement, se fonde sur Origène. En se contentant d’une sorte de généralisation, et sans faire davantage de complications, Dante précise cette méthode dans la Lettre XIII, À Cangrande.
— La doctrine importe dans la mesure où, marquée à son origine par un héritage néoplatonicien massif, prenant entièrement au sérieux l’historicité donnée du sens littéral, elle présuppose l'existence d’un contenu allégorique propre et se déploie autour de deux thèmes indissociables, l’être caché du sens et la représentation de la vie humaine comme un exil. L’être hors de chez soi de l’esprit entend ce sens. Il y éprouve une articulation caractéristique de la nostalgie et d’un appel à retrouver le pays natal. En découlent des conséquences incalculables, et d’abord une description de la vie humaine comme un voyage ou un itinéraire de retour, et la définition du salut comme un salut hors de ce monde. Mais il en résulte aussi la réappropriation au titre de l’allégorie de diverses figures, celle de Moïse naturellement, mais également celle d’Ulysse. Exode er Odyssée. C’est ce lien quasi originaire de la doctrine allégorique et du voyage qui conduit réciproquement à voir dans celui-ci bien plus qu’un changement d’horizon: une évasion ou la recherche d’un salut.
Plus encore que l’Ulysse homérique, une figure comme celle de l’Ulysse de Dante et en général la figure de l'explorateur de la terre prennent ici place dans la mesure où elles relèvent de l’allégorie. L’explorateur est animé d’un désir caractéristique et se rapporte à son objet — c’est-à-dire à l’objet de son désir — à la façon de celui qui dévoile, ou découvre ce qui est caché, tel un hiérophante. Cet objet est défini, ou délimité, précisément par ce en quoi il échappe, il est géographiquement ce que l'étendue terrestre comporte d’inconnu. Car par définition l'explorateur ne sait même pas encore de quoi il s’agit. Remarquons qu'il n’en va pas du tout ainsi dans la conception classique du savoir: depuis Aristote, la connaissance ne consiste pas tant à découvrir qu’à décrire ce qu'on a sous les yeux de façon à le rendre intelligible ou à le conceptualiser. Ce qu’il s’agit de connaître n’est pas essentiellement caché, et plus qu’à découvrir de supposés secrets de la nature, la connaissance consiste, en un sens ou en un autre, à articuler des raisons, des causes, des conséquences ou des effets, à dessiner une essence. Seul ce qui relève de la découverte scientifique pourrait rapprocher le savant ou le chercheur de l’explorateur. En fait, du reste, l'explorateur ne découvre pas seulement les territoires inhabités ou inaccessibles dans lesquels il pénètre, mais outre cela, il y pénètre. Ce faisant, il franchit une limite, une sorte d’interdit de connaître ou de voir qui porte sur les confins du monde: Thulé, l’île mythique perdue dans les glaces, les sources du Nil , au cœur d’une Afrique torride et impénétrable, l’Atlantide, ou quelque nouvelle Atlantide, au-delà du promontoire de Gibraltar et d’un océan effrayant.
Tout explorateur a donc plus ou moins pour tâche de défaire des mystères, ou de s’y initier. Et c'est sans doute pour cette raison que, dès l’Antiquité, le rapprochement fut fait avec les rites des religions à mystères, et le voyage de l'explorateur compris comme un voyageinitiatique. C’est donc bien à la théorie de l’allégorie qu'il appartient de penser la problématique d’un tel rapprochement, mais aussi, d’un côté, de régler l'interprétation des voyages d'exploration comme des cheminements spirituels et des voyages initiatiques, et de l’autre côté de régler aussi le travail analogue de déchiffrement du sens par le lecteur, en présence d'un texte allégorique. Car tout lecteur est également un explorateur, en ce sens que l’activité de ce dernier peut être rapportée au modèle de l'initiation et du voyage, tout comme le déchiffrement du texte porteur d’un sens caché . Il y a là une proximité de la démarche allégorique et de l’initiation mystique que Philon d'Alexandrie a explicitement thématisée. C’est ainsi qu'il fait allusion aux mystères d’Éleusis . En ce qui concerne l’exploration du monde, la question, fort ancienne et récurrente, des sources du Nil fournit une illustration de cette proximité entre allégorie et exploration géographique. En tant qu'elles sont cachées, les sources du Nil, dont il est peut-être question dans la Genèse , sont le moteur constant d’un désir de savoir qui est désir d’aller y voir et d'explorer; mais l’élément de mystère qui les enveloppe justifie aussi une lecture allégorique de type moral et l’on voit qu’un même objectif — découvrir les sources du Nil — peut prendre un sens différent et déterminer un voyage différent selon l’approche allégorique retenue .

Nous venons d'évoquer l’Exode et l'Odyssée. Moïse, Abraham, Ulysse sont des exemples de voyageurs, s’il en fut. Leur figure s’investit presque sans reste dans le motif de l’exil, ou du retour. Ce sont des hommes qui vivent et thématisent le drame de quitter leur pays, leur patrie, et, comme on dit la maison du père, ou le chez-soi, sur l’ordre de leur Dieu dans le cas d'Abraham, pour faire ce qu’ils se représentent comme leur salut. La marche vers la terre promise accomplit le mouvement de retour vers la terre natale oubliée, objet de nostalgie, dont ne cessent de parler Plotin et les néoplatoniciens, maîtres de lexégèse .
Plotin est l’un des premiers, mais non le seul, à faire du voyage d'Ulysse le paradigme du voyage initiatique, pour autant qu’il faille penser comme une initiation l’accès à la contemplation de l’Un. Un tel voyage peut être considéré selon deux modèles: la rupture et la fuite, ou le dépassement.
Le modèle de la fuite, pour lequel les exemples bibliques ne manquent pas non plus, est directement emprunté à l'Odyssée. La fuite vers la patrie, au-delà du monde sensible, est un arrachement aux liens de désir noués par nos passions, c'est une libération qui est illustrée par les épisodes d'Ulysse surmontant ses attachements sensibles et échappant aux enchantements de Circé ou aux charmes séducteurs de la nymphe Calypso . Ce mouvement de fuite s’accomplit par une rupture à l'égard d’un univers sensible dont les attraits retiennent l’âme enchaînée .
Mais l'initiation peut aussi prendre la forme d’un dépassement, de l’accomplissement successif d'étapes ou de degrés: il faut alors traverser le sensible et prendre appui sur celui-ci . Si ce mouvement renvoie évidemment à l’ascension du Banquet de Platon , on relève aussi qu’il retrouve les moments de la lecture allégorique qui prenait appui sur le sens littéral, immédiactdonc sensible, pour s'élever au sens spirituel et s’en libérer sans l’avoir rejeté. Ce mouvement d’ascension ne peut évidemment trouver la ressource vouluepour s'accomplir que s’il est pensé comme un mouvement amoureux, tendu vers la beauté. Mais cela n'empêche pas de le comprendre aussi dans les termes d’un désir de savoir, au sens aristotélicien , désir qui se réalise en exerçant jusqu'à l'acte tout ce que nos sensations peuvent nous délivrer d'ouverture vers le monde.
Toutefois, cette problématique du voyage au-delà du sensible, de l’accès salvateur à la terre natale, qui habite la philosophie plotinienne n’épuise pas la notion de l’allégorie que Plotin aime à élargir ou à dépasser encore. Le symbolisme par lequel on peut tantôt aller du voyage géographique et littéral à l'itinéraire spirituel, et tantôt, inversement, quitter la route vers le salut de l’âme pour s’adonner, selon la géographie, à un voyage parfaitement terrestre, ce symbolisme est largement neutralisé par l’ampleur de la perspective spirituelle, si bien qu’il ne semble plus recevable que dans le seul sens de l’ascension, ce qui veut dire que l’allégorie elle-même est dépassée, et que si on prend appui sur l’image, on ne saurait pour autant y revenir ou s’y attarder. Plotin écrit ainsi, dans une tentative pour renoncer à toute image: «Que sont donc ce voyage et cette fuite? Ce n’est pas avec nos pieds qu’il faut l’accomplir; car nos pas nous portent toujours d’une terre à une autre; il ne faut pas non plus préparer un attelage ni quelque navire, mais il faut cesser de regarder et, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre, et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage .»

2.2. «Nature aime à se cacher»

La doctrine constamment présupposée par la méthode allégorique peut se résumer dans l’idée selon laquelle le sens littéral ne se suffit pas à lui-même er doit par conséquent être dépassé, sinon nécessairement récusé. Pour le dire autrement, le sens litréral est une sorte d’obstacle, ou de moyen qui fait que le vrai sens n’est jamais immédiat puisqu'il faut, selon les cas, se servir du sens littéral ou le franchir pour y accéder. Pour retrouver le vocabulaire des anciens mystères, on dira donc que ce sens est caché.
Or, pratiquement depuis Philon , l'exégèse de l’Écriture et la tradition allégorique disent ce qui les fonde en répétant la célèbre formule selon laquelle «Nature aime à se cacher». Cette formule, empruntée à Héraclite , présente un sens obvie relativement plat selon lequel la connaissance de la nature serait chose difficile . Si l’on met de côté son usage dans le contexte de l’allégorèse, cette formule fait l’objet d’une explication aussi simple que subtile de la part de Philon d’Alexandrie: si l’arbre métaphorise la nature, alors précisément, en poussant et par sa production même, il se recouvre des feuilles mêmes sous lesquelles il se dissimule . Peu importe au fond la manière dont on la comprend, il demeure que, dans son usage lié à l’allégorie et qui trouve sa source dans l'Antiquité chrétienne elle-même , cette phrase vient rappeler l’insuffsance du sens littéral donné. Elle affirme la nécessité de la démarche allégorique pour rendre visible un sens complet. La démarche allégorique se voit du même coup caractérisée comme une recherche portant sur ce qui est caché. Cette caractérisation va plus loin qu’il ne semble:
— D’une part en effet, le fait que la nature aime à se cacher se présente comme un pendant au désir de savoir et à la curiosité, qui, au cœur de l’exégèse, se frayent un chemin vers le sens. Tout à la fois il les détermine et les justifie, puisque c’est bien parce que la nature se cache qu’il faut la dévoiler, quoique dans le même temps il puisse paraître contraire à la nature de chercher à écarter Le voile, comme si un interdit pesait sur l’exégèse.
— D’autre part, selon l'extension qu’on donne à la formule, et le sens qu'on donne au mot «nature», le modèle allésorique qu’elle contient vient éclairer de multiples domaines. Notre champ n’est plus limité aux Écritures ou aux textesisacrés. Nous avons donc à prendre en compte la nature considérée comme étant la nature humaine en sa vérité propre, rationnelle et intelligible — car c'est là probablement le sens que recueillent les néoplatoniciens pourcette notion —: la compréhension allégorique de notre être consiste à s’avancer sur le chemin de salut qui conduit à la restauration de cette nature perdue, et il s’agit de la direction même de l'existence. Si par nature, nous entendons le monde dans lequel nous vivons, en son extériorité géographique, alors cette formule apparaît comme un appel venu de ses confins, venu du bout du monde, depuis ces régions que la nature nous cache en les rendant inaccessibles et inhospitalières. Ces régions sont chargées de mystère et nous invitent à y découvrir on ne sait quel secret en excitant la curiosité de l'explorateur. L’exploration du monde, en ce sens, relève bel et bien de l'allégorie, puisque l’on doit encore la comprendre comme un parcours initiatique, toujours à l'exemple du périple d'Ulysse, en route vers sa patrie oubliée.
Et dans chaque cas, le mouvement d'évasion hors de la prison du monde accomplit soit la rupture par rapport à tous les attachements sensibles de l'être humain, soit le dépassement de tous ces liens. L'intérêt du modèle allégorique est de faire voir fortement que c’est la même aventure spiri- tuelle dans laquelle sont emportés le sage ou l’amant passionné du beau en leur ascension, le peuple d'Abraham en son exode, l’Ulysse d’Homère revenant à [thaque pour y retrouver son royaume et sa patrie, mais aussi l’Ulysse de Dante, à la recherche d’on ne sait quel pays mystérieux, encore plus éloigné.

2.3. L’antre des Nymphes

On trouve les principes généraux de l'exégèse réunis de façon synthétique dans le De antro Nympharum de Porphyre . L'ouvrage offre une brillante leçon d’allégorèse, qui se présente comme le commentaire d’une dizaine de vers d’Homère , dont il s’agit de délivrer le sens:

À la tête du port se trouve un olivier aux larges feuilles.
Tout près il y a un antre agréable et sombre
Consacré à ces Nymphes qu'on appelle les Naïades.
À l’intérieur sont des cratères et des amphores
De pierre; c'est là que des abeilles construisent leurs rayons.
Il y à aussi d'immenses métiers de pierre, sur lesquels les Nymphes
Tissent des manteaux de pourpre, merveilleux à voir;
Là aussi coulent des eaux sans cesse surgissantes. Et il y à deux portes:
L’une, tournée vers Borée, permet aux hommes de descendre;
L’autre, à l'inverse, tournée vers le Notos, est plus divine: jamais
Aucun homme n'y pénètre, mais c'est la route des immortels.

En fait, il ne s’agit pas, si peu que ce soit, d’une explication de texte de l'Odyssée et, à la rigueur, ce n’est point d’Homère qu’il s’agit. Il ne s’agit pas non plus d’un exercice plus ou moins gratuit de virtuosité allégorique. Ces dix vers ontété retenus parce que, dans le texte d’Homère, cet épisode, répertorié par les éditeurs anciens traditionnels sous le nom d’«antre des Nymphes», est apparu à Porphyre comme porteur d’une signification allégorique précisément cachée. Si bien cachée, de fait, que la plupart des commentateurs, y compris les plus prestigieux, glissent sur ce passage, dont ils ne retiennent pas cet aspect, en effet bien caché .
C’est pourquoi la première chose, pour ne pas dire la plus importante, est de reconnaître le texte allégorique comme tel et d'établir qu’il en s’agit bien d’un. Pour ce faire, la méthode consiste à repérer des indices montrant qu’il s’agit bien d’une allégorie. Il s’agit de relever dans le texte toutes sortes d’absurdités, obscurités, incohérences ou invraisemblances. Il ne s’agit pas ici, même si la démarche est apparentée, de corriger, voire de mettre en question le texte, comme dans la critique historique moderne. Ces indices traduisent l’allégorisme de la même manière que les contradictions au sein du monde sensible peuvent inviter au dépassement de celui-ci, et c’est pourquoi ils provoquent le mouvement analogue de l’allégorisation. Cette attention aux indices se fonde donc au fond sur une approche platonicienne du sensible ou duisenslittéral donné: lesbrouillages, difficultés, paradoxes propres au monde sensible doivent être compris comme des invitations à dépasser ce niveau . Porphyre relève donc ces difficultés (§ 3) dans le texte homérique. A-t-on déjà vu, demande-t-il, une grotte être à la fois obscure et agréable, des métiers à tisser en pierre, des abeilles construire leurs rayons dans des amphores en pierre? On pourrait repérer bien d’autres obscurités. Tout invite à voir dans cesivers une allégorie, à commencer par la présence de l'olivier «à la tête du port», tout près de l’antre. Certes cet arbre, l’arbre de Minerve, symbolise la sagesse, quilest à a tête de l'édifice du monde (§ 32), mais cet arbre symbolise aussi, nous venons de le voir, la nature qui aime à se cacher.
Le problème (§ 4) est alors de préciser le statut du sens littéral: avons-nous affaire à une fable ou la lettre du récit comporte-t-elle du vrai? Il pourrait ainsi y avoir, si l’on donne raison aux «meilleurs géographes», un antre consacré aux Nymphes à l'entrée duquel Ulysse aurait été déposé par les Phéaciens. Cette question de la vérité litrérale du sens littéral comporte des enjeux importants, en particulier dans le cas de textes sacrés dont le contenu renvoie à des événements tenus pour historiques; elle ne peut être négligée que dans le cas où l’on a affaire à de pures fictions. La critique préalable du sens littéral n’a pas pour fonction de lui ôter sa crédibilité, mais, contre les lectures littéralistes, qui refusent toute interprétation, d’introduire à la démarche allégorique. Les littéralistes, ennemis de l’allégorie, s’enferment dans le sensible en refusant de dépasser le sens littéral. Ce sont des sensua- listes, peut-être des épicuriens qui s’en tiennent à la sensation et font du plaisir leur fin dernière. Ils évoquent ces Chaldéens attachés au visible et à ses certitudes, qu'Abraham recut l’ordre de quitter . Et Porphyre prend grand soin de ne pas frapper de nullité le sens littéral, même si l’on peut évidemment tenir les poèmes homériques pour des fictions. C’est que justement le symbolisme peut s'étendre à tout: si, en décrivant l’antre des Nymphes Homère en fait une allégorie du monde sensible, cette allégorie même nous apprend à regarder le monde sensible, à y voir en quelques lieux choisis le même antre des Nymphes et ainsi à nous laisser porter par le sensible vers sa signification profonde d’annoncer l’intelligible; plus encore, ce pouvoir qu’a le sensible, par moments, de nous élever au-dessus de lui se retrouve dans les cultes dont il est le réceptacle. En témoignent ainsi jusqu’aux sanctuaires de Michra, à qui l’on dédiait les cavernes. Comme lieu consacré aux dieux depuis la plus haute Antiquité, l’antre des Nymphes présente, au cœur du sensible, tous les éléments qui peuvent en libérer. Le geste de la consécration, venu de la nuit des temps, rencontre l’hommage rendu par Homère à ce lieu souterrain fascinant. En ce sens, les poèmes homériques figurent des choses divines er, sous la lettre de l'écriture, la nature est bien ce que dégage l’allégorie.
L’antre des Nymphes est donc le symbole du monde sensible sous tous ses aspects. La richesse métaphorique de l’analyse de Porphyre, le détail et la subtilité de la lecture allégorique des vers d’Homère découragent la velléité d’en relever ici tous les aspects. Disons simplement que l’on ne saurait trouver mieux que ces vers pour servir de support à un exercice qui se propose de faire apparaître la fécondité de la démarche allégorique et l’importance de son contenu doctrinal. D'abord, l’antre des Nymphes est une caverne, et, de forme sphérique, il symbolise le monde sensible. Son obscurité renvoie à toute la matière dont il est composé, ainsi qu’à de multiples forces obscures. En raison de la matière dans laquelle il se déploie, il est ténébreux, dit Porphyre au § 6, mais en raison de la forme qui s’y adjoint, il est ordonné et par là agréable. Ensuite (§ 8), inévitablement, cet antre doit être rapproché de la caverne décrite par Platon au livre VII de la République. I représente le monde sensible où l’homme se trouve enchaîné, et dont il doit sortir, ou s’évader. En ce qui concerne l'entrée dans ce monde, et la génération, Porphyre explique également, au § 11, comment les âmes y sont engendrées et y prennent corps, et cela permet de comprendre la présence des amphores de pierre et l’activité des abeilles dont le miel assure comme un nectar l’épanouissement de la vie. Surtout, au § 14, on apprend comment les métiers à tisser en pierre et les manteaux de pourpre symbolisent les os et la chair qui s’unissent à l’âme, pour lui donner corps. En quoi Porphyre retrouve le thème biblique des «tuniques de chair [ϰιτων γϵ τό σωμα τή ψνϰή] », qui fait du corps lui-même le vêtement de l’âme. Évoquons encore les derniers paragraphes (§ 21 s.) qui retravaillent la signification cosmique du fragment, puisque les portes qui permettent la génération et l'évasion des mortels ou l’entréedes dieux correspondent traditionnellement aux équinoxes de printempset d'automne, et aux nœuds de l’écliptique sur les tropiques du Cancer et du Capricorne, intersection des cercles du même et de l’autre.
Enfin, Ulysse (§ 34-35) échappant à la mer et déposé en haillons à l’orée del’antresymbolise parfaitement l’homme nouveau, purifié, affranchi de ses passions, capable, au terme de ses voyages, de quitter le monde du devenir etde la matière pour philosopher avec Minerve, au pied de l’olivier. Il faut traverser le fleuve de la vie avant d'accéder au port de la sagesse. L’antre des Nymphesiest donc le lieu, au moins en ce qui concerne Ulysse d’une véritable purification, ou, pour emprunter une fois de plus au vocabulaire des mystères, d’uneinitiation.
De cet exemple exceptionnel, qui va pour ainsi dire jusqu’au bout de l’allégorisme, on retiendra deux choses: l’extrême rigueur d’une méthode qui témoigne du sérieux interprétatif revendiqué par Porphyre, les liens fonciers de la méthode allégorique et du motif néoplatonicien de l'évasion hors de ce monde. Le monde sensible, comme le sens littéral, demande à être dépassé.

Date: 2023-03-09