L’ectriture symbolique [Marthe Dozon]

Table of contents

Dati bibliografici

Autore: Marthe Dozon

Tratto da: Mythe et symbole dans la "Divine Comédie"

Editore: Olschki, Firenze

Anno: 1991

Pagine: 37-67

S’il est vrai que ce sont les métaphores qui nous conduisent «au seuil du mythe», dès le premier vers du chant I s’ouvrer l’espace mythique du récit:

Nel mezzo del cammin di nostra vita (...)

La fiction présente l’image d’un chemin. Mais ce chemin est celui de la vie, et l’image aussitôt s’inscrit dans la temporalité métaphysique du destin.
De l'événement initial:

mi ritrovai per una selva oscura
(vers 2)

la première personne est simultanément sujet et objet. Le fait sémantique dominant est cette présence exclusive de ‘Je’ posé en protagoniste. Elle marque le fondement autobiographique du récit; mais il ne s’ensuit pas que le sens littéral soit à considérer comme ‘historique’, bien au contraire. Le vers I donne une clé de lecture, en explicitant le passage des images signifiantes à la dimension de l’invisible: c’est de celle-ci que l'événement vécu par ‘Je’ apparaît indissociable. Mi ritrovai manifeste un retour sur soi mais qui d’abord se perd en soi, et s’objective par l'égarement dans la forêt. Or, de cette image aussi, on connaît les coordonnées symboliques: elles renvoient à la problématique de l’âme, esquissée dans le Convivio à propos du débat sur la noblesse: l'expression nella selva erronea di questa vita (Conv. IV, XXIV, 12) – de la même manière que sel mezzo del cammin di nostra vita — met à nu l'articulation du signifiant et du signifié.
Dès les premières ‘mesures’ du poème, se forme donc l'écriture symbolique, dans laquelle les images fictives, qui situent le héros dans un espace figuratif, sont des projections de l’intériorité de ‘Je’. L'homme prend conscience de son existence en se mesurant au monde par lintermédiarie des sens. En contre partie, les réalités de l'homme intérieur ne sont représentables qu’à travers ces images du monde sensible, gardées par la mémoire et qui servent de relais, parce que la parole sait les communiquer. ‘Je’ se représente dans l’image, mais l’image naît de l’‘intention’ qui produit et organise la communication. Analyser le texte dans sa littéralité est donc une première approche, mais c’est aussi une manière de sonder l’intériorité même du récit.

1. Le sujet et la fable

La dualité temporelle du deuxième tercet (présent de l’acte de narration / passé du récit) met en évidence les rapports du narrateur avec l’image mentale. Selva oscura a été le trait primordial de la saisie de ‘Je’ par lui-même; la forêt est point d’aboutissement et limite, et le narrateur en éprouve à nouveau l’encerclement. La selva est selvaggia (vers 5); la ‘figure étymologique’ présente la forêt comme un monde clos refermé sur lui-même, dans une âpreté et une fermeté quasi minérales (e aspra e forie). Puis l’image s’efface, résorbée à son tour; le récit est réintégré à une dimension métaphysique:

tant’è amara che poco è più morte;
ma per trattar del bene chi vi trovai,
dirò de l’altre cose ch’i v’ho scorte
(7-9)

Trovai, avec son complément (il ben), marque le terme d’une quête qui a commencé par mi ritrovai. Ce qui a été d’abord point d’aboutissement et limite apparaît alors comme point de départ. Dans la ‘présence’, revécue, de la forêt (Tant'è amara che poco è più morte), le narrateur annonce le dénouement (ben ch'io vi trovai), la découverte d’un bien; mais, entre ces deux termes - qui définissent le drame en tant que ‘comédie’ -, le récit doit rendre compte de la progression accomplie, les péripéties de l’intériorité étant figurées comme des faits concrets (l’altre cose chi’ v'ho scorte). Ce troisième tercet constitue donc la ‘programmation’ non seulement des trois séquences du chant I: découverte de la colline, rencontre des bêtes, colloque avec Virgile - mais encore de la Divine Comédie dans sa totalité.
D’autre part, on sait qu’une division binaire du chant I est repérable dans la forme du discours: vers 1 à 63, récit non dialogué; vers 64 à 135, récit avec dialogue. Le personnage qui, par sa présence, suscite le dialogue et qui propose le voyage, ‘entre en scène’ au vers 63. A l'opposition structurelle: non dialogue/dialogue, correspond le contraste thématique: voyage impossible/voyage possible. Comme le «bien» qui est trouvé comprend la découverte de la colline et le tracé de l’itinéraire à suivre, les vers 1 à 9 présentent une ‘programmation narrative qui concerne la dialectique de la perdition et du salut dans sa totalité.
Il en est de même pour le système sémantique: dans les trois premiers tercets s’instaure le processus d’osmose, propre au symbole, de l’intériorité avec les figures du sensible, lequel va se développer tout au long du récit. La Divine Comédie est la plus téméraire des entreprises: elle prétend être relation autobiographique, mais d’une expérience proprement ineffable. Comment exprimer un tel vécu, si ce n’est dans une aventure imaginaire? Le poète doit inventer des figures et des actions substitutives de la vérité latente et les relater comme effectivement accomplies; de sorte que la fiction est rendue nécessaire et, en même temps, contrariée par la nature du message. Pour être communicable, l'événement intérieur suscite un réseau d’images mentales formulées par la parole; et ces images ont nécessairement pour système référentiel une expérience du monde qu’on peut dire immédiate (acquise par l'individu) et médiate (transmise par l’évolution diachronique de la culture dont l’individu est héritier et participant).
Au stade conceptuel, c’est de la finalité profonde de l’oeuvre qu’émanent les figures de la fiction; elles doivent signifier en fonction du drame latent, elles constituent les signes au travers desquels il est représenté. En revanche lors de la réception du texte par le lecteur, les images apparaissent prioritaires et même autonomes, sans jamais être pour autant ni gratuites ni fortuites, puisqu'elles conditionnent l'intelligibilité du récit. Le lecteur pourrait limiter sa saisie du texte à la compréhension du sens littéral. D'où la nécessité de ces passerelles, jetées du plan des figures concrètes à celui du non-concret, que comportent des formulations telles que: cammin di nostra vita (vers 1), tant'è amara che poco è più morte (vers 7), trattar del ben ch’io vi trovai (vers 9). Ainsi, dans les trois premiers tercets, le discours offre ce qu’on pourrait appeler des repères sémantiques, qui signalent l'existence de l’autre version du récit. Cependant, à mesure que celui-ci se développe, la trame du symbolisant, c’est-à-dire du «voile» qui, à la fois, dissimule et communique le message, va se resserrant; le système des figures s'organise de telle sorte que la fiction acquiert une densité insécable. C’est le symbolisant, et non pas le symbolisé, qui, dans l'instance narrative, prend en charge la parole. Dans le cas d’un poème sacré, tel que se déclare la Divine Comédie - il faut l’entendre une fois pour toutes -, l’activité de l'imaginaire ne se situe pas dans cette vérité latente que le poète considère comme universelle et absolue, mais bien dans l’affabulation, dont dépend directement l'énoncé.

Jusqu’ici ‘Je’ s’est partagé, en une sorte de va-et-vient, entre le récit proprement dit au passé et un discours au présent et au futur qui concerne l’acte de narration. Au vers 10, le récit semble repartir à zéro, en posant une fois encore la dualité temporelle du narrateur et du héros:

Io non so ben ridir com’i v’entrai,
tant’era pien di sonno a quel punto
che la verace via abbandonai.
(10-12)

mais il embrasse désormais, à la lumière des faits ultérieurs et du ‘bien’ qui a été trouvé, l’antériorité de mi ritrovai. Sur le chemin de la vie, il y a un point crucial, une bifurcation. À ce carrefour, le héros, plein de sommeil, a quitté la bonne route.
L’espace figuré se construit au fur et à mesure que le récit progresse; aussi, à deux reprises, le narrateur reviendra-t-il sur l’expérience de la forêt, apportant chaque fois une retouche, pour en moduler la représentation quant à l’espace (quella valle, vers 14) et au temps (la notte ch’ passai con tanta pieta, vers 21).
La conjonction poi che, au vers 13, semble, cependant, rejeter tout ce qui précède. En fait, elle annonce une nouvelle phase du récit et elle marque une transgression, la première, accomplie par le héros. Le dédoublement de ‘Je’ entre passé et présent disparaît; c’est là que ‘Je’ est campé, de manière décisive, comme héros d’un récit au passé:

Ma poi chi fui al piè d’un colle giunto
là dove terminava quella valle (...)
(13-14)

Un héros en marche, mais sur un parcours qui est scandé de stases, parce qu’il est semé d'épreuves. L'avancée n’est évaluée qu’à l'instant où elle se bloque: la scission du verbe (fui giunto) par le circonstanciel (al piè d’un colle) signale fortement l'interruption de la marche. Si on adopte le découpage proposé par J. Geninasca, on constate que cette première stase, située au milieu de la séquence A (vers 1 à 30), coïncide avec l’approche d’une nouvelle épreuve, qui succède immédiatement à la traversée de la forêt.
La colline se présente comme une autre limite, une borne qui force à la halte. Mais, par son élévation, elle révèle 4 posteriori l’horizontalité de la forêt et elle contraint le regard à monter. L’événement central de la séquence, c’est l’élan visuel vers un ‘ailleurs’ dont la hauteur s’oppose à la vallée et la clarté aux ténèbres:

Ma poi ch’i’ fui al piè d’un colle giunto
là dove terminava quella valle
che m’avea di paura il cor compunto,
guardai in alto e vidi le sue spalle
vestite già de’ raggi del pianeta
che mena dritto altrui per ogne calle
(13-18)

Ce franchissement sitôt accompli (guardai in alto), le regard se fait vue (e vidi) et il découvre à la fois la colline (le sue spalle) et la lumière venue du ciel (raggi del pianeta). La nouvelle image naît sous le regard du voyageur: la colline s’érige au-dessus de la vallée, parce qu’elLe est vêtue de rayons, telle une figure divine. Cette image construit l’espace, le focalise et le déploie en paysage. Le franchissement visuel se prolonge jusqu’à la source même de la lumière et, de là, redescend vers les sentiers terrestres. Le soleil levant est le point de repère qui capte le regard et qui oriente les pas, le signe de l’harmonie cosmique projeté sur tout chemin. Et jusqu’au cercle le plus profond de l'être se réfléchit la paix, jusqu’au «lac du coeur» (vers 20), ce miroir assombri par l'angoisse nocturne. La ‘similitude’ du naufragé échappé à la tempête (vers 22-27) conclut, sur le mode épique, cette première séquence. Elle récapitule, par un dernier regard en arrière, l'épreuve surmontée; elle illustre, au second degré, dans une scène emblématique, la situation du héros à peine sorti de la forêt. Mais aussi elle fait explicitement référence à l'intériorité de ‘Je’:

così l’animo mio, ch’ancor fuggiva,
si volse a retro a rimirar lo passo
che non lasciò già mai persona viva
(25-27)

de sorte que, dans ce final, le poète confirme la simultanéité des deux axes du récit: celui de l'aventure fictive et celui du vécu métaphysique.

Au vers 28, la conjonction poi che (ainsi qu’au vers 13) marque le début d’une autre séquence. Un seuil a été franchi: lo passo / che non lasciò già mai persona viva. Comme s’il avait abordé à un autre rivage, le rescapé de la forêt se remet en marche. Désormais, ‘Je’ se trouve complètement intégré à l’espace figuratif: il s’y éprouve en tant que voyageur, qui a reposé son cotps (vers 28) et dont toute l'attention se concentre sur ses propres pas:

Poi ch’ei posato un poco il corpo lasso,
ripresi via per la piagga diserta,
si che ‘l piè fermo era ’l più basso
(28-30)

Le jaillissement de l’intériorité en images signifiantes, intensifié, donne vie à d’autres figures différenciées et contrastantes. À partir du vers 31, ‘Je’ est presque totalement dépossédé de sa fonction de sujet; la première personne est ‘racontée’ comme objet d’une série d’oppositions. L’irruption de l’altérité — alors que le voyageur aborde les premières pentes de la colline - occulte la prééminence de ‘Je’.
Le premier sujet de l’action de blocage est une lonce, surgie soudain. Sa venue est si rapide que tout verbe est superflu; l’adverbe démonstratif suffit, dans son immédiateté:

Ed ecco, quasi al cominciar de l’erta,
una lonza leggera e presta molto,
che di pel macolato era coverta
(31-33)

Obsédante, elle fait obstacle devant le visage et barre le chemin:

e non mi si partia d’innanzi al volto,
anzi ’mpediva tanto il mio cammino,
ch'i fui per ritornar più volte volto
(34-36)

Le voyageur, dérouté, conserve pourtant l'espoir. À la clarté d’aurore, à la montée du soleil, au mouvement des étoiles comme au matin du premier jour, est apparemment accordée la bête. L’espace figuré s’anime d’une dynamique ascensionnelle – le matin qui se lève, le soleil qui monte avec son cortège d'étoiles, suivant l'impulsion de amour divin – par laquelle la singularité de ‘Je’ est submergée et emportée:
Temp’era dal principio del mattino,
e ’l sol montava ’n su con quelle stelle
ch’eran con lui quando l’amor divino
mosse di prima quelle cose belle;
sì cha bene sperar m’era cagione
di quella fera a la gaetta pelle
l’ora del tempo e la dolce stagione
(37-43)

Et pourtant, cette fete cosmique est aussitôt démentie par l’effet duit l'apparition d’un tant qu'objet qui reEt pourtant, cette fête cosmique est a _ déclaré par une double négation – que produit l’apparition dìun lion. La première personne n’est présente qu’en tant qu’objet qui reçoit, qui subit, la peur:

ma non si che paura non mi desse
la vista che m’apparve d’un leone.
(44-45)

On a souvent remarqué le caractère onirique de ces présences successives: mais il faut noter aussi la diversité des plans où les figures se situent par rapport au voyageur. Alors que la lonce se présente toute proche, devant le visage (e non mi si partia d’innanzi al volto), le lion apparaît comme une forme dynamique, aperçue à distance, dans l'espace aérien:

Questi parea che contra me venesse
con la testa alta e con rabbiosa fame
si che parea che l’aere ne tremesse
(46-48)

Le concept d’‘apparence est manifesté trois fois (a vista che m’apparve, parea che contra me venesse, parea che l'aere ne tremesse). L'élan se perd avant d’atteindre le voyageur, et la menace est aussitôt relayée par la louve. Alors, celle-ci, accapare le premier plan:

Ed una lupa, che di tutte brame
sembiava carca ne la sua magrezza (…)
(49-50)

L’expression de l'agressivité, en ce qui concerne le lion et la louve, se répète, à peu près identique, par venire contra et venire incontro (vers 59), prédicats qui impliquent la distance entre sujet et objet, la dynamique étant perçue du point de vue de ce dernier. Mais c’est la louve seule qui porte l’agressivité à son terme. Elle paralyse la marche du voyageur et le repousse dans l'obscurité et le silence: là dove ’l sole tace (vers 60).
Comme la ‘similitude’ du naufragé a scellé la première séquence, au terme de la seconde, la situation du voyageur est objectivée dans un personnage référentiel, l’avare qui perd ses richesses: figure du désespoir (vers 55-60).
À partir du vers 61, ‘Je’ sujet revient au premier plan, mais pour se confronter à ‘Tu’ et renaître dans le dialogue.

La nouvelle errance, au pied de la colline, est un temps mort du drame. Dans ce monde larvaire, l'Ombre qui est offerte aux yeux du voyageur n’est d’abord qu’une voix prête à se ranimer, avant d’être une forme humaine, discernée sur un horizon d’infini:

Mentre ch’i rovinava in basso loco,
dinanzi a li occhi mi si fu offerto
chi per lungo silenzio parea fioco.
Quando vidi costui nel gran diserto (...)
(61-64)

Chi rend compte d’une vie essentielle, qui est seulement aperçue; dans le démonstratif costui se précise un interlocuteur éventuel. Le cri éclate:

Miserere di me, gridai a lui,
qual che tu sii, od ombra od omo certo
(65-66)

— appel lancé à une autre présence, d’abord sentie comme virtualité de parole, à un ‘Tu’ quel qu’il soit, et dont la parole va émaner comme d’une source enfouie et soudain rejaillie. Le monde des ténèbres et du silence s’ouvre à l'approche d’une voix perdue. Ainsi commence, dans cette troisième séquence, le dialogue avec les Ombres, dont la fonction maïeutique ne cessera plus de se manifester.

La réponse de l'interlocuteur, c'est d’abord le déroulement de son propre destin, dans un discours jalonné de verbes au passé défini; de sorte qu’il semble détourner le propos et éluder la prière. Pourtant, cette Ombre est 'l'autre’, offert comme secours. Mi si fu offerto: la première personne, représentée par le datif, devient bénéficiaire d’un don gratuit. Paradoxalement, parce qu’il est ombra et non pas omo certo (vers 66-67), Virgile est disponibilité et certitude.
Virgile est un poète éternisé; il possède pleinement les dons des Muses: la mémoire, l’éloquence, la prophétie. La déclaration qu’il fait de son propre destin répond à une nécessité:

Poeta fui, e cantai di quel giusto
figliuol d’Anchise che venne di Troia,
poi che ‘l superbo Ilion fu combusto
(73-75)

Parce qu’il a chanté la migration d'Enée, parce qu’il fut poète de ce voyage entrepris après que tout semblait perdu, il peut engager le voyageur à se remettre en route. En effet, Poi che ’l superbo Ilion fu combusto fait écho à Enéide III, 1-5: “Postquam res Asiae Priamique evertere gentem / immeritam visum superis, ceciditque superbum / Ilium et omnis humo fumat Neptunia Troia”.
Au moment où le voyageur reconnaît dans l'Ombre venue vers lui, et qui lui répond, le poète d'Enée, la forêt est effacée. Dans une amorce de chant alterné, le voyageur reprend le thème du poète (poeia fui) et il en affirme la pérennité, par le changement de temps verbal, du passé au présent:

Or se’ tu quel Virgilio e quella fonte
che spandi di parlar si largo fiume (...)
(79-80)

Puis, il l’amplifie, en proclamant la souveraineté de Virgile:

O de li altri poeti onore e lume (…)
(82)

Enfin il s’y associe, en exprimant à son tour sa propre vérité de poète. ‘Je’ se reconnaît et se découvre dans sa relation à ‘Tu’:

Tu se’ lo mio maestro e ’l mio autore;
tu se’ solo colui da cu’io tolsi
lo bello stilo che m’ha fatto onore.
(85-87)

Le cri d’appel, répété, se fait alors plus explicite; il ne concerne que la louve (vers. 88-90).
C’est donc dans le deuxième discours de Virgile que se situe la réponse directe à la demande de secours. Le tercet d'ouverture déclare le thème qui va définitivement s'imposer, déjà pressenti à travers les épreuves de la forêt et de la colline – et aussi dans la figure d’Enée en marche –: le voyage.

A te convien tenere altro viaggio,
rispuose poi che lagrimar mi vide,
se vuo’ campar d’esto loco selvaggio
(91-93)

Maïs ce thème est en connexion avec celui du destin, viaggio pouvant s'entendre à la fois comme simple itinéraire et comme orientation et déroulement de la vie (cfr. Enf. X, 132: da lei saprai di tua vita il viaggio). Et, en effet, le discours de Virgile énonce d’abord une sorte de fatorum ordo, dans lequel est impliqué le drame vécu par le voyageur. Prenant pour base l'expérience actuelle:

ché questa bestia, per la qual tu gride (...)
(vers 94)

l’exposé et le commentaire des faits se succèdent en trois parties, à la manière d’un responsum haruspicinal. D’abord analyse du présent: l’action de la louve et la nature qu’elle manifeste (vers 94-99). Puis prévision des conséquences proches et lointaines: la lutte et la victoire du vautre contre la louve (vers 100-111). Enfin, indication du moyen apte à conjurer la menace: le chemin à suivre pour échapper à la bête (vers 112-129). Cette dernière partie du discours assume un développement thématique autonome — puisqu'elle ‘programme’ la totalité du voyage - et elle comprend 18 vers, autant que les deux premières parties réunies. Cependant, elle reste logiquement liée — et le onde du vers 112 le marque bien - à ce qui précède. La proposition de l'itinéraire de salut, non seulement est faite par Virgile:

Ond’io per lo tuo me’ penso e discerno (...)
(vers 112)

Mais elle est en rapport direct avec ses révélations sur la louve: elle constitue à la fois la conclusion du responsum et l’épiloque prospectif du drame.
En outre, l’action de la louve est alors intégrée à un enchaînement de faits passés, présents et à venir, qui n’est autre que la destinée de l’umile Italia, l’Italie de Camille, de Nisus et Euryale et de Turnus (vers 106-108). Ainsi, l'aventure du voyageur s’inscrit-elle dans l'axe du mythe d’Enée et la double relation, établie dès les vers 73-78, qui unit Dante poète et héros à Virgile et à Enée, se trouve-telle confirmée.
Comme l’a souligné D. Consoli, C’est en tant que poète de l’Enéide que le personnage de Virgile domine toute la séquence dialoguée du chant I. Lorsqu'il dit au voyageur

Ond’io per lo tuo me penso e discerno
che tu mi segui, e io sarà tua guida (...)

il assume un rôle analogue à celui de la Sibylle à l'égard du Troyen, à la différence près qu'Enée avait dû implorer les dieux et la prêtresse; alors que dans la Divine Comédie, c'est le hiérophante qui propose le voyage et exhorte le voyageur à le suivre. Un passage du livre VI, l'invocation aux divinités souterraines (vers 264-267) – sorte d’aparte du poète – semblait révéler la participation de celui-ci à la descente aux enfers; la déclaration de ce ‘Je’ narrateur a même suggéré l’hypothèse que le livre VI de l’Enéide fût la transposition littéraire d’une initiation mystérique. En intégrant Virgile à la fiction de la catabase, Dante fait revivre ce message.

Le ‘bien’ est donc trouvé par la médiation de Virgile; celui-ci fera entendre au voyageur le monde des esprits et le mènera vers la seule âme — celle de la femme aimée - qui soit digne de montrer la Rome céleste (Enf. I, 119-129). L’acquisition d’une telle connaissance lui fera transcender la condition humaine, cette forêt si amère qu’elle ressemble à la mort.

2. Symbolisation iconique

Dans tout récit tenu pour historique et dans tout récit romanesque ‘mimant’ l’historicité, le ‘lieu’ spatio-temporel ne constitue pas en soi l’image anticipée ou réfléchie de l’action; il ne présente qu’un rapport accidentel – d’où résulte tout au plus un enchaînement de cause à effet — avec les événements qui s’y produisent. Dès que l’espace figuré dans un récit porte en soi la représentation du drame, on est averti de l’intervention du symbole dans le discours. Si ‘un paysage est un état d’âme’, ce peut être l’effet d’une saisie lyrique du réel; mais, si les entités dont est composé le système iconique ‘jouent’ le drame qui est en train de se former ou de se dérouler, cela veut dire qu’un processus de symbolisation est à l'oeuvre et qu’il intéresse la totalité du discours.
Dans le système iconique du chant I de l'Enfer, par le passage de l’horizontalité à la verticalité, et de l'obscurité à la lumière, se dessinent les lignes de force d’une aventure de mort et renaissance avant que les paroles de Virgile personnage n’en explicitent le projet. Le sens du parcours est indiqué par le rapport dynamique qui s’établit entre les unités figuratives – vallée / colline et nuit / jour – dans le regard du voyageur: au-dessus de la vallée, surgissement de la colline; au sommet de la colline, apparition du jour; ascension du soleil dans le signe du Bélier; enfin, de la source de la lumière, redescente vers les chemins des hommes. Dès la découverte du dilettoso monte, c'est-à-dire dès la fin de la première séquence, se trouve tracée l’orientation: celle d’une montée vers la lumière, laquelle peut guider sur le chemin de la vie. Cependant que la syntaxe dramatique qui met le voyageur en présence, successivement, de la forêt, de la colline, de la lonce, du lion et de la louve, affrontés comme autant d’obstacles, définit la captivité initiale de l’homo viator.
Inversement, ces images auxiliaires que sont les ‘similitudes’ — sortes de miroirs du drame - condensent l’action a posteriori, au terme de la première, puis de la deuxième séquence. L’avancée du voyageur, de la forêt au pied de la colline, est réfléchie dans l’image du naufragé, sorti indemne de la tempête sur le rivage (vers 22-27). Puis le constat d'échec, après que le voyageur a reculé vers le silence et l'obscurité, se reflète dans le désespoir de l’avare qui perd ses richesses (vers 55-60). Maïs ces ‘similitudes’ ne marquent pas seulement les étapes de l’action: elles en soulignent les implications métaphysiques. La colline s’identifie au rivage du salut et à la sérénité du sage, la forêt à la mer périlleuse et aux ténèbres qui environnent la condition des humains. La seconde ‘similitude’ associe l’errance dans la vallée aux tribulations de l’homme dépouillé de son bien, et la colline au trésor perdu. Ainsi, s’effectue une triple symbolisation; précisément parce qu’il s’agit d’un drame intérieur qui doit être médiatisé par les figures du sensible, la représentation en est donnée dans un récit à facettes multiples; le drame est signifié à la fois par le ‘lieu’ spatiotemporel, par les ‘similitudes’, et par les actions et paroles des personnages. Dans l’interférence et la convergence des informations qu’apportent, d’une part, le système iconique et, d’autre part, les péripéties proprement dites, réside la preuve formelle que ce récit est symbolique.

Les équivalneces qui s’établissent de la forêt à la mer périlleuse et de la colline au rivage procédent d’une double métaphore, explicitée dans le Convivio: celle-ci assimile le cours de la vie tantôt à une marche hasardeuse dans une forêt d'erreur (Convivio IV, XXIV, 12) et tantôt à une navigation vers le port ultime du repos (Convivio IV, XXVIII, 2-3). Ce sont là des représentations de provenance philosophique et qui font partie, l’une et l’autre, du code pythagoricien et néo-platonicien. Dans la symbolique relative à la destinée des âmes, étudiée par F. Cumont, les deux images – forêt et mer – non seulement co-existent, mais encore elles sont juxtaposées et, à la limite, interchangeables.

L’image de la forêt correspond à la hylé des philosophes grecs, qu'on traduit par silva en latin; cette hylé, qui désigne à fois la substance du bois et la forêt, figure la matière dont est formé le monde physique; ainsi l'explique Servius, dans son commentaire au livre I de l’Enéide (vers 314) à propos de la forêt où Vénus vient à la rencontre d’Enée:

Media sese tulit obvia silva; quam Graeci hylen vocant, poetae nominant silvam, id est elementorum congeriem, unde cuncta procreantur. (...)

Il y revient encore, à propos de Enéide VI, 131:

Tenent media omnia silvae; causam reddit, cur non facilis sit animarum regressus, quia omnia polluta et inquinata sunt. Nam per silvas, tenebras et lustra significat, in quibus feritas et libido dominantur.

Cette glose est exemplaire d’une lecture néo-platonicienne de l’Enéide: elle montre, d’une part, comment les unités figuratives sont transposées en données métaphysiques ayant trait au problème des âmes incarnées et, d’autre part, comment, dans cette perspective, Les interprétations tropologique et anagogique se recouvrent. Le retour des âmes à leur principe est difficile parce que la vie charnelle, semblable à une forêt sombre et fangeuse, les alourdit de ses passions.
C’est précisément à ce même vers 131 du livre VI de l’'Enéide puis aux vers 268 et 271-272, que Pietro Alighieri se réfère dans son interprétation de la selva oscura, mais pour en accentuer la leçon moralisante, au prix d’une distorsion du sens littéral:

media, idest virtutis; sylvae, idest vitia, ut extremitates [...]. Et verarest haec adaptatio, si qui bene respiciat quae in statu vitioso hujus mundi patimur.

Une définition très explicite de silva se trouve aussi chez Calcidius, dans son commentaire du Timée.

Sunt igitur initia Deus et silva et exemplum, et est Deus quidem origo primaria moliens et posita in actu, sa vero, ex qua prima fit quod gignitur.

Comme l’a montré T. Gregory, la doctrine platonicienne sur l’origine du monde physique, dont dépend la notion de silva, a influencé très tôt la pensée chrétienne, bien que dans le concept d’incarnation se soit alors, théoriquement, effacée la connotation néfaste que lui donnait la philosophie antique. Pour les disciples de Platon, hylè / silva signifie le monde de la génération et de la mort, au sein duquel l'âme, quand elle prend vie charnelle, reste prisonnière et s’endort, si elle perd tout souvenir de son origine céleste. Dans le Convivio, se trouvent les traces de cette manière de voir la condition terrestre de l'âme; outre l’expression déjà rappelée – nella selva erronea di questa vita (IV, XXIV, 12) – on y relève que: l’anima è legata e incarcerata per li organi del nostro corpo (II, IV, 17). D’ailleurs, l’image de la forêt, en tant que métaphore, affleure chez saint Augustin, lorsqu'il recense les tentations dont son âme est assaillie; mais, beaucoup plus que l’énoncé d’un concept philosophique, c’est alors l’évocation d’un ‘paysage’ intérieur, sur un mode lyrique dont le chant I de la Divine Comédie garde sans doute l'écho:

Dans cette immense forêt pleine de pièges et de périls, voyez tout ce que j'ai coupé et, de mon coeur, élagué.
(Confessions X, chap. XXXV)

On ne s'étonne donc pas que l'identification de la hylè et de la selva oscura soit reprise, un siècle après le commentaire de Pietro Alighieri, par Cristoforo Landino, un des maîtres du renouveau platonicien à Florence.
D’autre part, hylè avait souvent été assimilée à des flots tumultueux dont l’âme en quête de libération cherchait à s’échapper. Plusieurs textes, relevés par F. Cumont, notamment à propos du double rôle (de protection des marins et d’orientation des âmes sur la route du ciel) qu’on attribuait aux Dioscures, ainsi que des épitaphes d'inspiration philosophique, ne laissent aucun doute à cet égard.
Chez saint Augustin réapparaît également l’image marine; tantôt elle s’applique à l’homme intérieur: là, dit-il, demeure l'Esprit «porté sur les eaux ténébreuses de nos âmes» (Conf. XIII, chap. XIV); tantôt elle sert, dans l'interprétation mystique de la Génèse, à exprimer la force des tentations (Conf. XIII, chap, VII) ou à désigner l’espèce humaine toute entière dans sa condition terrestre (Conf. XIII, chap, XX).
De telles métaphores ne sont pas de simples topoi appelés à orner un style, ni chez saint Augustin, ni chez Dante. Au chant I du Paradis, lorsque Béatrice expose l’ordre de l’univers, suivant lequel toutes les créatures tendent à leur souverain bien:

Ne l’ordine ch’io dico sono accline
tutte nature, per diverse sorti,
più al principio loro e men vicine;
onde si muovono a diversi porti
per lo gran mar de l’essere, e ciascun
con istinto a lei dato che la porti
(Par. I, 109-114)

et ainsi qu’au chant XXVI, où le drame de la forêt s’éclaire a posteriori, lorsque le voyageur montre les effets de la charité:

tratto m’hanno del mar de l’amor torto,
e del diritto m’han posto alla riva
(Par. XXVI, 62-63)

la symbolique de la navigation reparaît pour signifier la condition métaphysique de l’homme et sa relation au créateur.
Le fait, donc, que les images de la forêt et de la mer périlleuse soient mises en connexion, au chant I de l'Enfer, implique, de manière irréfutable, qu’il s’agit d’une symbolique de l'âme. Celle-ci étant établie par le Prologue, tout le récit peut être considéré selon la même perspective. De toute façon, il s'avère que le drame fictif n’est pas seulement passible d’une interprétation dite tropologique, c’est-à-dire, en fait, moralisante - comme si nous était conté le combat du vice et de la vertu — mais qu’il comporte aussi, et surtout, un message d'ordre anagogique, au sens néo-platonicien et au sens chrétien, c’est-à-dire concernant la condition de l’Âme incarnée et son retour au principe divin.

3. Symbolisation dramatique

Si l’assimilation de la selva oscura à la hylè est correcte, elle se répercute nécessairement sur le système dramatique lui-même, sur le rôle des figures zoomorphes, puis sur la relation des deux protagonistes; autrement dit, l'analyse des images symboliques doit être confirmée par les péripéties de l’action proprement dite.
Le voyageur s’est dégagé de l’oubli, il s’est éveillé; mais pour être aussitôt affronté, dans sa marche libératrice, à deux épreuves: d’abord, la traversée de la forêt, qui s’accomplit victorieusement, puisqu'il réussit, par ses propres forces, à y trouver une issue (uscito fuor del pelago a la riva); ensuite, l’ascension de la colline, épreuve jalonnée par les trois bêtes et qui se solde par un échec.
Le soleil, cependant, a reparu dans un éclat primordial, puisqu'il monte en compagnie des étoiles dont l’amour divin l’avait environné au premier jour du monde. Avec lui renaissent le matin et le printemps de la vie cosmique:

Temp’era dal principio del mattino,
e ’l sol montava in su con quelle stelle
ch'erano con lui quando l’amor divino
mosse di prima quelle cose belle [...]
(37-40)

On sait que, d’après les cosmogonies orientales, le démiurge, lorsqu’il créa le monde, avait placé le soleil, ainsi que les planètes, dans la constellation du Bélier, à l’équinoxe de printemps. L'apparition de la lumière au regard du voyageur indique donc le retour du temps sacré: celui de la création et aussi celui de l’incarnation, de la mort et de la résurrection du Christ. Révélée par le soleil qui ressuscite, la colline constitue l’espace sacré, le templum où se concentrent les forces cosmiques, selon l’axe vertical, et où se manifeste l'énergie divine.
Alors le drame présente un paradoxe, à savoir la connexion de la figure de la lonce avec l’espace et le temps sacrés:

si ch’a bene sperar m’era cagione
di quella fera a la gaetta pelle
l’ora del tempo e la dolce stagione
(41-32)

En fait, la question qui se pose ici concerne, plus largement, la triade animale dans son ensemble. Sans aucun doute il s’agit de figures antagonistes du héros, mais en quel sens? Leur action, qui se déroule dans la deuxième séquence, se situe sur les assises (quasi al cominciar dell'erta, vers 31) de ce haut-lieu consacré par la lumière, après le franchissement du passage (lo passo / che non lasciò giammai persona viva, vers 26-27). Si la colline est bien le temple cosmique, lieu de rencontre avec le divin - ce dont personne ne disconviendra -, pourquoi les bêtes se manifestent-elles hors de la forêt, au seuil même de l’espace sacré?
On ne peut donc souscrire qu'avec une grande réserve à l’interprétation tropologique traditionnelle qui désigne dans les trois bétes, surgies devant le voyageur alors qu’il s'efforce de gravir la colline, les emblèmes de la luxure, de l’orgueil et de l’avarice. Ce n’est pas qu’on prétende, en revanche, livrer ‘le’ sens latent du texte. La présente démarche est une exploration des coordonnées de l’écriture symbolique; elle ne vise pas à privilégier une explication univoque dans la polysémie du drame fictif.
La gaetta pelle, accordée aux grâces de l’heure (or del tempo) et de la saison (dolce stagione) et aussi, par effet de la rime, à sole et à stelle — qui sont les cose belle du niveau céleste - reçoit, de ses harmoniques, des brillances dionysiaques. Le pel macolato dérive de la formule virgilienne: maculosae tegmine lyncis (Enéide I, 323); il renvoie donc au lynx qui, selon Virgile et Ovide, est un des félins favoris de Bacchus. Comme le dieu orgiaque, lequel est couronné des pampres de la joie terrestre et du lierre funèbre, la lonce est une figure ambivalente, de vie et de mort. En elle jaillissent toutes les pulsions de la terre en éveil: les forces qui travaillent le monde sublunaire, qui est l’espace de la génération et de la mort, et les passions de la vie charnelle (libido et feritas selon Servius, Ad Aen. VI, 13 1) que l’âme doit capter et maîtriser (Enf. XVI, 106-108) avant de s’élever vers le feu céleste. Pietro Alighieri et, à sa suite, tous les exégètes qui ont identifié dans la lonce un emblème de la luxure, à cause de Enéide I, 323, n’ont pas pris garde que Vénus, dans l'épisode en question, n'intervient auprès d'Enée ‘au milieu de la forêt”, sous les traits d’une vierge chasseresse, que pour insuffler à son fils un regain de courage et l’engager à poursuivre sa route (En. I, 401).
Une ambivalence analogue se manifeste dans la figure du lion, fascinante et invincible. De la «tête haute» et de la «rageuse faim» rayonne une fureur dont frémit alentour l’espace aérien. Le fauve apparaît de loin comme l’image d’une force irradiante que l’homme, par ses propres moyens, ne saurait affronter, puisque la menace virtuelle suffit à repousser le voyageur. Dans l’iconographie chrétienne médiévale, le lion est toujours un signe du sacré, soit qu’il monte la garde à l'entrée du sanctuaire, soit qu’il assume le rôle du monstre androphage qui fait franchir aux humains la porte de l’autre monde en les engloutissant. Dans le drame du chant I, il est le gardien du seuil astral et le signe avant coureur du feu céleste, redoutable au profane. De plus il semble accordé au renouveau de la lumière primordiale; car très souvent la figure du lion, dans son flamboiement d’ardeurs vitales, évoque la résurrection.
La louve par contre est un brasier de ténèbres; chargée de tous les appétits (Enf. I, 49-50), elle est, explicitement, associée à la violence (Enf I, 51 et 58), puis à la mort (Enf. I, 96; II, 107-108). Ici, dans la figure zoormorphe, aboutit une tradition magico-religieuse parfaitement cohérente. Les prémices sont à chercher en Etrurie, où le monde infernal est symbolisé par un monstre à faciès de loup; tantôt il est représenté sortant de terre, pour dévorer les hommes et ravager les cités, tantôt sa gueule béante constitue pour Hadès-Aita , alias Pluton, la coiffure qui est censée répandre les ténèbres autour du souverain.
Mais, dans la bête implacable (sanza pace), venue de l’enfer et qui doit y être rejetée par le vautre (Enf. I, 109-111), est réactualisé aussi un schéma mythique présent dans l’Enéide et dans les Métamorphoses: une figure maléfique sort des enfers sur l’ordre d’une divinité assoiffée de vengeance, porte la guerre et la mort parmi les hommes, puis retourne à sa demeure souterraine. Chez Virgile, comme chez Ovide, il s’agit de Furies: d’Allecto au livre VII de l’Enéide, de Tisiphone au livre IV des Métamorphoses. Junon, pour se venger des Troyens, évoque Allecto et celle-ci, «chargée de poisons gorgoniens» (E. VII, 341) exerce son funeste pouvoir d’abord à Laurente sur la reine Amata, puis dans Ardée, auprès de Turnus. L'action d’Allecto, qui déchaîne en Turnus da scélérate folie de la guerre» (Ex. VII, 46 1), a pour effet final de causer la mort de Nisus et d’Euryale, de Camille et de Turnus lui-même. Par ailleurs, elle excite les chiens de chasse aux dépens d’un cerf vénéré des Latins; ainsi commence le combat. Chez Ovide, Junon, irritée contre les Thébains, descend aux enfers et appelle à son service les Furies. Tisiphone est envoyée chez les humains, portant avec elle les ténèbres; elle barre le chemin au roi de Thèbes et lui inspire une folie sanguinaire dont les propres enfants d’Athamas sont les victimes. Il est évident que Dante connaissait l’épisode thébain (Métam. IV, 416-5652), puisque le démence d’Athamas est le sujet d’une longue ‘similitude’ dans Enf. XXX, 1-12.
D’une part, le schéma mythique présente une affinité certaine avec le mythologème étrusque d’un monstre infernal, émergé du mundus, et finalement vaincu par un personnage sacré ou un héros. Et, d'autre part, la connexion entre la figure d’Allecto de Enéide VII et la louve dantesque est attestée par le fait que l’annonce du vautre et de sa victoire sur la bête s’assortit, précisément, du rappel des jeunes guerriers de l’Enéide:

Di quella umila Italia fia salute
per cui morì la vergine Cammilla,
Eurialo e Turno e Niso di ferute.
Questi la caccerà per ogne villa,
fin che l’avrà rimessa ne lo ’nferno,
là onde ‘nvidia prima dipartilla.
(Enf. I, 106-111)

De sorte que cette victoire apparaît comme l’accomplissement d’une revanche sur l’action maléfique d’Allecto: la louve sera poursuivie en toutes contrées par un chien de chasse; l’umile Italia (En. III, 522 / Enf. I, 106), pour laquelle s’immolèrent Camille, Nisus et Euryale et Turnus, sera sauvée; et la louve disparaîtra dans l’abime d’où l'envie la lança chez les hommes. De Virgile à Dante, le schéma subsiste, mais il évolue de telle sorte qu’il est assimilable par la pensée chrétienne médiévale.
Il n’en reste pas moins vrai que, par suite d’un mystérieux processus de l'imaginaire, dans lequel interviennent probablement les suggestions des croyances populaires et l’impact de l’iconographie, la figure infernale du chant I emprunte ses traits au loup chthonien de l’Etrurie. On en trouve la confirmation décisive au chant VII dans le vocatif jeté par le personnage de Virgile à Pluton: maladetto lupo (vers 8). Ainsi voit-on resurgir, dans le gardien des avares, l'enfiata labbia (vers 7), l’image d’Aita sous son casque de loup.

Les trois bêtes jalonnent les abords de l’espace sacré et elles en interdisent l'accès au voyageur. C'est-à-dire qu’elles rendent manifeste le jugement porté sur son indignité. La lonce, félin dionysiaque, agit au niveau terrestre, au point de départ de l’aventure humaine où l'âme qui s’est éveillée, malgré ses liens, conçoit le désir de rejoindre l’énergie divine. Lors du face-à-face avec la lonce, le regard du voyageur ne se porte-t-il pas, dans un élan d’espoir, vers le soleil et son cortège d'étoiles? Prisonnier de la terre, l’homme aspire à monter vers les cieux. Mais le feu céleste, à peine dévoilé, épouvante le profane; et la louve, figure des ténèbres, par la régression qu’elle impose, vient indiquer dans quel sens, suivant quel itinéraire, le retour au divin doit s’accomplir. De l'expérience chthonienne, qui est indispensable à la connaissance, la louve constitue l'emblème et le signal. Pour renaître définitivement à la lumière, il faut explorer sciemment les mystères de la nuit.
C’est pourquoi la triade animale du chant I s'associe également aux trois étapes du cursus solaire: la lonce à l’aurore, le lion à l’ardeur de midi, la louve à l'obscurité; et ainsi sont annoncés les trois départs du triple voyage: la descente à l'enfer quand vient la nuit (Enf. Il, 1-3); l'approche de la montagne sacrée à l’aurore (Purg. II, 1-9); l'essor vers les cieux à midi (Par. I, 43-44), l'heure parfaite (Conv. IV; XXIII, 11).
Mais on constate qu’il y a, d’une part, décalage entre l’ordre d'apparition des figures zoomorphes (lonce/lion/louve) et celui des étapes du voyage (enfer, purgatoire, paradis) et, d’autre part, concordance entre la succession des phases de la lumière et celle des étapes du voyage (nuit/enfer; aurore/purgatoire; midi/paradis). Qu'est-ce à dire sinon que le voyage ne peut être accompli qu’en accord avec l’ordre cosmique, suivant le cursus solaire et suivant l’étagement vertical des niveaux?
Le parcours doit être repris à la racine même du devenir, sous la direction du guide: A te convien tener altro viaggio (...) se vuoi campar d’esto loco selvaggio (Enf. I, 91-93). La nécessité de passer par le monde chthonien – catharsis obligée, rite baptismal dans la mort – constitue la révélation fondamentale, suggérée par l’action de la louve et confirmée ensuite par les paroles de Virgile. La triade animale indique le sens du parcours déjà signifié par le système iconique: de la forêt obscure à la colline vêtue de soleil, du chthonien au céleste, des enfers à l’empyrée.
Le rapport entre symbolisant et symbolisé peut être récapitulé de la manière suivante:

Symbolisant / Symbolisé

Chémin…axe ontologique
forêt...condition mortelle
colline…temple cosmique
lonce…niveau terrestre/aurore
lion…niveau céleste/midi
louve…niveau chthonien/nuit

Ordre d'apparition des figures
1 / lonce / niveau terrestre
2 / lion / niveau céleste
3 / louve / niveau chthonien

Ordre initiatique du voyage
1 / enfer / nuit / chthonien
2 / purgatoire / aurore / terrestre
3 / paradis / midi / céleste

C’est donc dans une ‘scénographie’ qui totalise l’ordre cosmique et l’aventure humaine, que se profilent les personnages du voyageur et du guide.

Le noeud dramatique du chant I réside dans la mise en présence du voyageur, de la louve et du poète de l’Enéide. La voix qui reprend vie, pour répondre au voyageur, réitère la victoire du jour sur la nuit. La lumière et la parole s’identifient dans l’opposition à l'obscurité et au silence (là dove ‘l sole tace, Enf. I, vers 60). Le mythe apollinien ne fait-il pas du Musagète, qui inspire le chant et la parole prophétique, le dieu de la clarté solaire? De même que la colline, par les rayons dont elle est vêtue, annonce le soleil levant, l’ombre de Virgile, par la parole qui émane d’elle, est porteuse de lumière (o de li altri poeti onore e lume).
L’apparition du personnage de Virgile est manifestée au vers 63. Or, 63 est le ‘chiffre’ de la IV° Eglogue, c’est-à-dire celui qui marque Virgile comme poète d’une espérance nouvelle et prophète du grand retour cosmique. Et c’est bien ainsi que se présente, d’abord, le rôle de Virgile: il vient ranimer «l'espoir de la hauteur». Comme le soleil levant est l’épiphanie d’une force céleste qui oriente les hommes, Virgile, à son tour, est un médiateur qui montre la route à celui qui s’est éveillé, et il va constituer la force dynamique qui précède et accompagne. Il est donc profondément intégré au mystère de mort et renaissance, et d’abord en tant que signe de verticalité et de lumière, avant même d’être le premier hiérophante qui en donne le sens.
La relation des deux protagonistes se noue à cause et à propos de la louve; puisque celle-ci est la seule des figures zoomorphes dont l’action soit décisive à l’égard du héros et que, d’autre part, elle est aussi la seule dont la nature et l’origine fassent explicitement l’objet d’un responsum.
Au niveau même de la fable, le personnage de Virgile se présente comme poète d’Enée (Enf. I, 73-75); c’est en tant que tel qu'il se fait l'exégète de la louve, puis se propose comme périégète du monde infernal et de la montagne pénitentielle. Autrement dit, la compétence du poète d’Enée à l’égard de ce que représente la louve le qualifie pour son rôle de guide.

Cependant, le personnage de Virgile n’est pas assimilable à un adjuvant qui aiderait le héros à éliminer l’antagoniste; il s’agit, au contraire, d'assumer ce que l’action de la louve a signifié, de s’engager résolument dans le «chemin âpre et sylvestre» (Enf. II, 142) et de traverser, de part en part, le royaume des ténèbres d’où, précisément, provient la bête (Enf. I, 110-111). Le héros, impuissant à réaliser l’entreprise qu’il s’est lui-même assignée, doit d’abord se livrer à la puissance adverse. Le fait est capital: on est bien en présence d'un drame basé sur le principe de la catharsis, lequel caractérise tout processus initiatique. Dans cette perspective, Virgile s’avère être une sorte de ‘double’ par anticipation du voyageur ou, mieux, son ‘précurseur” dans la connaissance. Sa fonction n’est pas celle de l’adjuvant d’un quelconque héros d'aventure, mais bien celle d’un mystagogue. D'ailleurs, le référent de la relation qui se manifeste dans la rencontre des personnages est connu: c’est l'élection de Virgile par Dante comme modèle (Enf. I, 82-87). Et on peut affirmer que le noyau de la signification, autour duquel s’articulent fiction et vérité, se situe dans ce colloque idéal des deux poètes.
Bien mieux que maître de morale, Virgile est poète sibyllin, poète des mystères sacrés. D’une part, dans la IV° Eglogue, il avait formé le voeu de voir le «siècle nouveau», pour chanter la venue de l’enfant mystérieux; alors, nul n'aurait pu l’égaler, pas même Orphée, assisté de Calliope, pas même Linus, assisté d’Apollon, ni même le dieu Pan. D'autre part, le poète d’Enée dans son invocation de l’Enéide VI, 264-267, disait avoir entendu les révélations qui faisaient de lui aussi un initié, à la manière de son héros. À son disciple en poésie, il offre donc la fiction même du voyage outre-tombe laquelle est donnée et reçue pour métaphore de l'initiation au divin. C’est dire que, non seulement il lui transmet l’art poétique qui peut le rendre apte à traiter les plus hauts sujets, mais encore, au-delà de ce qui constitue le ‘voile’, il lui enseigne l’approche des vérités cachés. Ainsi les poètes sont-ils semblables aux héros des catabases (De vulg. eloqu. II, IV, 10) - que la Sibylle, dans l’Enéide (VI, 129-131) disait aimés des dieux — et ils sont dignes d’être appelés aguilae astripetae (De vulg. elogu. II, IV, 11).
La traversée cathartique de l'au-delà, proposée par le personnage de Virgile au niveau de la fable, constitue donc un drame d’initiation. Celui-ci est traité suivant un code symbolique où interviennent divers éléments, philosophiqus et mythiques, propres au substrat culturel (gréco-étrusco-latin) dont le poète est l'héritier.

Cependant, cette aventure fictive porte un message qui est en rapport direct avec les convictions philosophiques et religieuses du poète. À la lumière des données fournies par le Convivio, lesquelles s'appuient sur le traité néo-platonicien De causis et le De anima d’Aristote, on peut inférer que Dante entend retracer, à la manière des poètes, l'itinéraire de l'âme à la recherche d’un salut à la fois temporel et spirituel. Dans la trame du chant I est alors repérable l'affrontement des trois puissances dont l’âme est dotée. Selon la hiérarchie indiquée dans le Convivio (III, II, II-14 et IV, VII, 14), il s’agit de la végétative, de la sensitive et de l’intellective.
L’opération de la végétative, puissance primaire, qui attache l’homme aux besoins de sa subsistance, en conformité à la vie végétale, fixée sur la nutrition et la germination au sein de la terre, se projette dans les rapports du voyageur et de la forêt. L'opération de la sensitive, puissance irascible et concupiscible, par laquelle l’homme perçoit le devenir et se mesure au cosmos, est objectivée dans la rencontre des figures zoomorphes. La puissance intellective, par laquelle l’âme acquiert la connaissance qui peut affranchir l’homme de la mort et le faire participant de la divinité, se manifeste dans le colloque et le compagnonnage avec Virgile, savio gentil che tutto seppe (Erf., VII, 3). N’est-ce-pas cette «dernière et très noble partie de l’äme» (Conv. III, II, 16) qui seule est capable de dialoguer avec les Ombres? La fiction du Prologue apparaît donc tendue dans une cohérence sans faille; en un foisonnement d'images – véritable «forêt de symboles» – se dessine l’immense métaphore du voyage cosmique, pour une signification globale qui jamais ne s’égare. Le choix même d’une telle fabula pour représenter la quête de Dieu implique nécessairement que le poète en accepte le sens anagogique: chemin de connaissance vers l’immortalité.

Au terme de cette lecture, les premiers faits à dégager ont trait au fonctionnement de l'écriture symbolique.
Le référent étant d’ordre métaphysique, sa communication serait impossible si la parole du poète n’empruntait au discours ‘historique’ ses procédés narratifs, créant ainsi l’illusion que le signifiant est directement subordonné au référent. En définitive, le vécu réel reste inaccessible au lecteur; car l'expérience est seulement ‘figurée’ dans l’espace dramatique et l’action. La forêt et la colline, de même que l’image de la mer déchaînée et du rivage, sont des projections de l'intériorité, tout comme les mouvements que le héros est censé accomplir.
Les moments essentiels du drame sont marqués par les prédicats de déplacement et de perception, et les éléments figuratifs sont inséparables des actions: ritrovarsi/selva oscura; giungere/colle; guardare/alto: riprendere via/piaggia diserta; perdere/altezza; rovinare/basso loco; vedere/gran diserto. Les uns et les autres sont parties intégrantes d’une sorte de psycho-drame.
D’une part la symbolisation iconique et, d’autre part, la symbolisation dramatique, se coordonnent par des rapports d’analogie, de sorte qu’il y a complémentarité ou convergence des informations d’un système à l’autre. Ainsi, l’apparition de la colline, entre les ténèbres de la forêt et la lumière du soleil levant, est une préfiguration du voyage à travers les trois niveaux cosmiques; chtonien (enfer), terrestre (purgatoire), céleste (paradis) – voyage qui ne pourra se réaliser qu’avec l’aide d’un médiateur. Ainsi, la rencontre de Virgile, globalement, constitue la réponse au drame vécu par le voyageur et le dialogue qui s’instaure explicite les modalités du voyage et anticipe le dénouement.
Une seconde série de remarques, découlant de la première, concerne l'approche du texte.
S’il s’agit bien d’une parole par laquelle le poète se représente à la découverte de son intériorité, cette parole met en oeuvre la totalité de son être et de sa mémoire. Le texte qui est produit ne rend pas seulement compte d’une aventure linguistique; il témoigne aussi, et simultanément, d’une dialectique entre l'intuition et le savoir, l’immémorial et le conscient. Aucune des ‘sources’ symboliques qui irriguent l’imaginaire du poète ne doit être occultée, même si les rapports entre présence archétypale et conceptualisation restent inexplicables. On connaît la position de certains dantologues à l’égard de ce problème: ce qui n’est pas présent à la conscience du poète n’intéresse pas la critique - position très fragile dans la mesure où elle présuppose le discernement par le lecteur de ce qui est conscient ou non chez le poète. On retient donc que la seule manière d'aborder le texte, c’est d’en explorer d’abord la littéralité. Ce qui importe, c’est ce que dit le texte, à travers quoi se manifeste tout le système symbolique.
Un fait se dégage avec netteté, à savoir que la trame du signifiant, telle qu’elle apparaît dans le Prologue, avec toute la variété de ses filons culturels est nécessairement polysème; elle unit des valences qui sont intelligibles selon différentes clés de lecture. Qu'il soit la représentation d’un processus psychique par lequel l’homme se met en présence de lui-même et connaît sa situation au sein du devenir, qu’il signifie l'éveil de l’âme dans sa prison charnelle et l’aspiration à la plénitude de l’Un, qu’il retrace la découverte de la condition humaine et la recherche de la vie divine, le drame fictif est porteur d'un message aux résonances illimitées. Est-il beson de rappeler que:

Le symbole n’est pas l’explicable, il est ce qui résiste à l’explication et subsiste après elle, quand les notions, et les images mêmes, ont épuisé leur vertu?

Date: 2022-11-18