"Allegoria in factis" et "Allegoria in verbis" [Armand Strubel]

Table of contents

Dati bibliografici

Autore: Armand Strubel

Tratto da: Poétique. Revue de théorie et d'analyse littéraires

Numero: 23

Anno: 1975

Pagine: 342-357

L’exégèse médiévale nous offre l’une des tentatives les plus élaborées qu’on ait faites pour comprendre toutes les formes d’expression indirecte du sens dans un système unique, une théorie générale du symbole. Ses doctrines herméneutiques (ce pluriel a une résonance aussi bien diachronique, car il est possible de sulvie une «évolution» des concepts, que synchronique, puisque, à chaque époque, coexistent plusieurs conceptions), se construisent toutes, après saint Augustin, autour de l’opposition plus ou moins bien explicitée ou comprise, entre l’allegoria in factis et l’allegoria in verbis. Par ces notions, les théologiens du Moyen Age essaient de rendre compte de la production du sens dans l’Ecriture, en y distinguant deux niveaux fondamentaux de symbolisation, celui des mots (les possibilités de symbolisation inhérente au discours, les tropes) et celui des sete rents (en l’occurrence, les événements et les personnages de l’Histoire Sainte), en tant qu’ils sont institués par Dieu.
Cette étude se propose de réfiéchir sur les définitions qu’on a données de lallegoria in factis, sur les arguments qui fondent sa «nécessité», et sur ses relations avec l’allegoria in verbis (fonctionnement des deux systèmes de signes l’un par rapport à l’autre, nature de la symbolisation inhérente à chaque registre). Devant la masse gigantesque des documents (plus d’une centaine de volumes de la Patrologie latine de Migne), il est apparu comme une solution praticable de ne choisir qu’un nombre réduit de textes témoins, en ne retenant que trois auteurs, Augustin, Bède le Vénérable et Thomas d’Aquin, dont chacun est représentatif pour l’une des trois perspectives principales par lesquelles l’exégèse a abordé ces problèmes du sens.
Saint Augustin, avec le De Doctrina christiana et le De Trinitate (éd. «Bibliothèque augustinienne,» Desclée de Brouwer, vol. XI, XV et XVI), illustrera le point de vue sémiologique, l’explication des propriétés symboliques de la Bible par l’intermédiaire d’une philosophie du signe ;dans ces ouvrages, il met en place une série de thèmes auxquels se réfèrent constamment tous les auteurs, et pose les problèmes avec précision.
Le traité peu connu de Bède le Vénérable (VIIe / VIIIe siècle), le De schematibus et tropis sacrae Scripturae liber (PL, XC, 175), est la première et unique tentative pour expliquer le symbolisme de l’Écriture à partir de la définition des tropes telle qu’on la trouve dans la rhétorique antique, pour comprendre les différences entre l’allegoria in factis et l’allegoria in verbis.
Enfin, dépassant ces deux approches, sémiologique et rhétorique, la scolastique nous présente l’état le plus achevé et le plus cohérent de la théorie herméneutique, chez saint Thomas, dans le prologue de la Somme théologique (éd. Sertillanges) et les Quaestiones quodlibetales (éd. Spiazzi).
La terminologie utilisée, celle de la linguistique contemporaine, ne doit pas faire illusion. Pour que l’anachronisme ne conduise pas à des erreurs d’interprétation, on vérifiera, chaque fois qu’il sera nécessaire, la pertinence des notions employées, en faisant appel aux représentations d’époque (essentiellement les concepts créés par Augustin: signum tantum, res et signum, signum proprium ou signum translatum.) On évitera délibérément le terme moderne d’«allégorie», à cause des confusions qu’il peut entraîner avec des procédés littéraires (comme la «métaphore continuée», la personnification), qui n’ont que des rapports très éloignés avec l’exégèse .

1. L’écriture comme signe

1.1. Sens littéral et sens spirituel

Bien avant les mises au point théoriques, il existe une pratique exégétique, qui, depuis saint Paul , distingue dans le texte biblique, entre un sens «littéral» ou historique, et un sens «spirituel» ou «allégorique». Cette dichotomie, purement opératoire, est une première et grossière approximation des particularités de ce discours et de ses propriétés symboliques, une prise de conscience des problèmes que l’on essaiera de résoudre par l’opposition allegoria in factis et allegoria in verbis.
La Bible, comme tout texte, est susceptible d’une lecture à travers les catégories de la rhétorique: la définition du trope explique tout ce qui «s’écarte du sens propre». Mais les processus de signification ne fonctionnent pas uniquement à ce niveau-là. Car il s’agit, pour l’interprétation, de nommer un sens qui possède un statut très particulier: la révélation, ou plutòt la «traduction» d’une vérité divine, par l’intermédiaire du langage humain.
Cette double origine, divine et humaine, pose d’emblée la question de l’expression indirecte, puisqu’elle suppose un écart entre ce qui est dit et la manière de le dire. Elle n'est justifiée que par des considérations d’ordre théologique, mais, dans le contexte de l’époque, a priori, indiscutables: l’impuissance de l'homme à contempler, immédiatement, la vérité, sinon une fois arrivée la fin des temps. Et d’autre part, on accorde à ce procédé le privilége de pouvoir rebuter le profane, et de refuser l’accès du texte sacré à celui qui s’en montre indigne.
Une fois reconnue l’existence et l’excellence de cette technique de l’expression indirecte, et comme la question de la vérité d’une telle parole ne se pose pas, nous nous trouvons devant un système de signes, d’un còté (le langage humain) et de l’autre, devant le «message» qu’il «exprime», de fason détournée. Mais ce «message» lui-méme, pour les théologiens, se tisse de symboles. Les faits racontés dans l’Ancien Testament, les référents, sont eux-mèmes intégrés à un réseau de significations, où chacun est à son tour signifié et signifiant. Car le texte, dans sa totalité, est un Signe, parallèle à la Nature, qui, en tant que Création, renvoie, dans ses moindres détails, au Créateur.
Nous venons de parcourir rapidement les diverses couches de sens. Le sens immeédiat du discours, la simple dénotation, exprimée par la relation: signifiant / signifié, mais que tous les exégètes déclarent insuffisant (pour des raisons d’obscurité dans l’expression, de vraisemblance, ou de morale, dans les passages considérés par les chrétiens comme «scandaleux»). Un sens que la rhétorique nomme «figuré», qui consiste dans l’expression indirecte de la vérité cachée, par les moyens du langage, et pour lequel la notion de «trope» peut rendre compte de la distance entre ce qui est dit et ce que l’on «veut dire»;

[…]

Enfin, un trajet du sens qui s’accomplit tout entier au niveau des référents:

Le premier référent appartient à l’Histoire Sainte; le second prend place dans l’économie du salut. Ici intervient un symbolisme extra-linguistique, qui se situe dans un au-delà du discours dont seule la théologie peut ou prétend rendre compte. Et c’est ce dernier processus que l’on désignera par le terme d’allegoria in factis.
La question qui préoccupera avant tout les traités d’herméneutique, ce sera d’expliquer ce symbolisme des référents particulier è l’Écriture, et de dégager ses rapports avec les deux autres registres du sens, les phénomènes de pure significations propres au discours, et la symbolisation au premier degré créée par les figures de rhétorique.

1.2. Une sémiologie de l’Écriture

Le De doctrina christiana est le premier traité d’exégèse à s’occuper de problèmes de signification, inspiré surtout par le souci de ne pas «prendre à la lettre un passage figuré». Il faut noter que les concepts d’allegoria in factis et d’allegoria în verbis n’y figurent pas en tant qu’éléments de la théorie; mais le mécanisme de la pro: duction du sens qu’Augustin y décrit correspond à ce que l’on désignera après Bède par ces termes. La conception augustinienne du signe analyse la naissance de la signification è tous les niveaux, mais aucun texte ne mentionne les problèmes de leur interaction.

Le signe:

Il suffira de rappeler brièvement les notions bien connues, mises en place par le livre II du De doctrina christiana: la division de l’univers en choses et en signes, la définition du signe comme «une chose qui, en plus de l’impression qu'elle produit sur nos sens, nous fait venir encore quelque chose d’autre à la pensée» (II, 1, 1). et la répartition en signes naturels (naturalia, telle la fumée) et intentionnels (data), venant soit d’hommes, soit d’animaux, soit de Dieu (divinitus data, II, 2, 3). Ce sont les signes intentionnels venant des hommes et de Dieu qui nous intéressent, parce qu’ils comprennent les signes de l’Écriture, et que l’auteur les analyse au moyen d’une série de distinctions qui recouvrent toutes les possibilités de sens à l’intérieur du texte biblique.
Tout signe est une chose. Mais on peut le comprendre de deux fagons. Ou bien cette qualité de chose ne joue aucun ròle par elle-méme, et ne peut exister indépendamment: c'est le cas des mots, « choses » dont l’unique raison d’étre consiste dans le fait qu’ils sont utilisés pour « signifier quelque chose », puisque l’on n’utilise leur élément matériel, leur substance phonique, pour rien d’autre. Ils sont ce qu’Augustin appelle des signa tantum. Ou bien la qualité de chose joue un ròle aussi important que celle de signe: c’est ainsi qu’Augustin caractérise le symbolisme particulier è l’Ecriture, celui des res ef signa, qui fonctionnent sur deux plans, comme existants (ou ayant-existé, dans l’histoire) et comme symboles d’autre chose, comme par exemple le rocher de Jacob, le bélier d’Abraham ou l’arbre de Moise. Il s’agit bien là du troisiéme niveau, celui du symbolisme des référents, à la fois choses et symbolisants.
Cette interprétation se précise avec une autre distinction que nous trouvons dans le méme traité: le signum tantum est encore désigné comme signum proprium, et ce qui est res et signum, comme signum translatum («transposé»). Les signes sont déclarés propres, «quand ils sont employés pour désigner les objets en vue desquels ils ont été institués» (pure relation de signification, II, 10, 15); «transposés», quand les objets que nous désignons par leur terme propre sont employés pour désigner un autre objet. Par exemple, nous disons «boeuf» et comprenons par cette syllabe l’animal que l’on a coutume d’appeler par ce nom. Mais en revanche cet animal nous fait songer à l’Évanggliste...» (relation d’expression indirecte, mais différente de celle que la rhétorique appelle «figurée»).

Deux couples de concepts pour définir les deux types de signes de l’Écriture, les mots, et les signes qui appartiennent exclusivement à ce texte, nommés res et signa ou signa translata, suivant la perspective. Le plus remarquable dans cette nomenclature, c’est que les signa translata s’opposent directement aux signa propria, le symbolisme extra-linguistique des référents au pur phénomène de signification, ce qui élude la question du sens «figuré» inhérent au discours ( le niveau des tropes ou de la symbolisation au premier degré), puisque le terme le plus proche de la notion de « figuré » telle que la comprend la rhétorique, le «sens transposé», est réservé au symbolisme des faits, et ne concerne pas les mots.
Cette dichotomie répond à la double origine du texte: «Les signes donnés par Dieu, contenus dans l’Écriture, nous ont été révélés par l’intermédiaire des hommes qui l’ont rédigée» (II, 2, 3.). Mais Augustin ne fait aucune tentative pour expliquer le rapport, ou l’impossibilité de tout rapport entre ces deux systèmes si différents. D’autre part, cette classification n’est pas directement mise en relation avec la notion d’allegoria dont se sert la tradition exégétique, et dont Augustin se sert lui-méme dans ses commentaires.

1.3. Un univers symbolique

Une telle explication sémiologique ne rend finalement parfaitement compte que de la production du sens au niveau du référent, celle qui ne se laisse justifier que par des arguments théologiques. Mais elle présente l’avantage de saisir les propriétés symboliques du discours biblique par rapport à d’autres manifestations de Dieu dans l’univers, à d’autres réseaux de signes: la nature, les sacrements (qui sont définis dans la Cité de Dieu comme des «signes sacrés», X, 5), l’histoire, puisque «toutes les créatures nous apprennent quelque chose sur le Créateur» et sont des vestigia Trinitatis (De Trinitate, VI, 10.) Le De Trinitate complète le De doctrina christiana, en affirmant que tout est signe de Dieu dans l’univers, et que Dieu seul est l’ultime non-signifiant, la seule réalité à étre uniquement chose : le symbolisme des «choses» n’est pas limité à l’Écriture. Toutes les tentatives ultérieures de l’exégèse partiront de ce présupposé, fondant le symbolisme particulier au texte biblique sur l’existence d’autres systèmes parallèles, tels que les a signalés Augustin.

1.4. La notion d’«allegoria» dans la pratique exégétique d’Augustin

La théorie du signe n’offre donc pas une présentation exhaustive des phénomènes de signification dans l’Écriture, et laisse sans réponse la question du sens «figuré» défini par la rhétorique. C’est dans la pratique d’interprétation des livres saints que nous rencontrons, indépendamment de l’exposé théorique, les maillons manquants, et surtout le terme dont l’absence pouvait surprendre: allegoria. La représentation qu’en a saint Augustin reste tributaire de la rbétorique: «Qu’est-ce que l’allégorie, sinon un trope par lequel on dit une chose pour en faire entendre une autre?» (Quid est allegoria nisi tropus ubi ex alio aliud intelligitur, De Trinitate, XV, 9, 15). La portée du concept se restreint-elle, et ne s’applique-t-il qu’aux tropes, donc au sens «figuré» du discours? C’est ce que l’on pourrait déduire de certaines gloses du Commentaire sur le Psaume CIII, comme par exemple en PL, XXXVII, 1374: «On peut comprendre, ce n’est pas absurde, les vents comme figure (allegoria) de l’àme.» Allegoria semble donc désigner ici la symbolisation au premier degré, ce qui n’était pas compris dans le De doctrina christiana.
Mais d’autres textes montrent que la notion garde son ambiguîté, et tout en désignant parfois les figures du discours, est réservée le plus souvent au symbolisme des référents. Le De utilitate credendi révèle déjà cette tendance: «(On parle d’allégorie) quand on enseigne que certains passages ne sont pas à prendre à la lettre mais de facon figurée (figurate).» Si l’on n’est pas convaincu que cette figura est plus proche des signa translata, des choses signes d’autres choses, que des tropes, on en trouve confirmation dans le De Trinitate: «L’allégorie ne se trouve pas dans les mots, mais dans les événements historiques eux-mèémes» (XV, 9, 15, A propos des deux fils d’Abraham).
Nous avons là, dans deux ceuvres différentes, une allegoria qui consiste en un rapport métaphorique (àme-vent), et une allegoria qui recouvre le fonctionnement des res ef signa ou signa translata (des faits, non des mots, signifient d’autres faits). Ce sont les processus que l’on appellera allegoria in factis et allegoria in verbis. La dernière citation du De Trinitate contient déjà une telle distinction de termes, mais sans formuler explicitement les deux concepts.
Chez saint Augustin, le symbolisme de l’Écriture est abordé par deux démarches parallèles mais séparées, dont l’une ne tient pas compte de l’autre, chacune utilisant des notions différentes. D’un còté, dans le De doctrina christiana, une herméneutique intégrée dans une métaphysique par une philosophie du signe (basée en dernier recours sur un dualisme mundus sensibilis et mundus intelligibilis, où le signe jouerait presque le ròle d’une glande pinéale), qui rend compte de l’existence de deux niveaux: le premier, celui où Dieu nous fait signe par l’intermédiaire des choses; et l’autre, où les signes du langage signifient à leur tour ces choses-signes. Et d’un autre còté, une pratique interprétative, qui utilise un mot emprunté à la rhétorique, pour l’appliquer aussi bien aux figures du discours qu’au symbolisme des référents, extra-linguistique. Coexistence d’une théorie et d’une pratique, donc, et dispersion de la doctrine herméneutique en des terminologies parallèles. Augustin évoque les principaux problèmes de l’interprétation, mais sans les rassembler dans une vision unique et cohérente, comme essaiera de le faire Bède le Vénérable, en gardant toutes ces distinctions, et mème le terme d’allegoria pour tous les registres de symbolisation, mais en le précisant, en le faisant éclater en allegoria in factis et en allegoria in verbis.

2. Bède le vénérable: le dilemme d’una explication rhétorique de l’herméneutique

2.1. Pourquoi Bède?

Bède le Vénérable (672-735) est plus connu par ses ouvrages d’exégèse, d’histoire de l’Église et de chronologie, que par deux opuscules, très peu étudiés, le De arte metrica et le De schematibus et tropis sacrae Scripturae liber, conçus sans doute comme manuels scolaires. Le dernier se présente sous la forme d’un traité de rhétorique, avec, successivement, la définition et la description des «figures» et des «tropes», illustrées par des exemples tirés uniquement de l’Écriture. Il ne paraît, à première vue, pas très original, puisqu’il reprend telles quelles les classifications de ses prédécesseurs immédiats, Isidore de Séville (Etymologiae) et Donat, qui n’ont fait eux-mémes que recopier Quintilien.
Pourquoi alors s’occuper de cette oeuvre? Parce qu’elle comporte, pour la première fois dans un traité de rhétorique, une partie consacrée au symbolisme biblique. Et parce que le texte choisi, les exemples auxquels Bède veut‘appliquer ses catégories, loin d’«illustrer» simplement les définitions, en changent l’orientation et la portée. On passe insensiblement dela rhétorique à l’herméneutique.

2.2. Le projet et l’enjeu de De schematibus

Le but initial de l’auteur est surtout théologique, voire apologétique. Il veut établir la supériorité de l’Écriture sur toute autre littérature: «Il faut comprendre que l’Écriture sainte dépasse tous les autres écrits, non seulement par son autorité, parce qu'elle est divine, ou par son utilité, puisqu’elle conduit à la vie éternelle, mais aussi par son antiquité, et surtout par sa forme littéraire. J°ai décidé, en y rassemblant les exemples, de démontrer que les maîtres d’éloquence sont incapables de faire état d’aucune sorte de figure ou de trope qu'elle n’ait pas surpassée» (PL, XC, 175). Mais il ne s’agit pas uniquement de prouver l’excellence de ce texte dans le domaine esthétique, la beauté de sa forme, en y signalant l’existence de toutes les figures du discours que l’on rencontre dans les ceuvres profanes. On ne lit pas le texte biblique, dont les propriétés symboliques sont, comme nous l’avons vu, bien établies, mème en se servant uniquement des catégories de la rhétorique, sans passer par les problèmes de signification. C’est ainsi que Bède, à partir de la définition des tropes, et particulièrement celle de l’allegoria, retrouve les problèmes du symbolisme et de ses différents niveaux: il essaiera de les comprendre, sans quitter l’optique qu’il a choisie, en distinguant è l’intérieur du terme générique d’allegoria, ses deux modalités, in factis et in verbis.
Le trope, selon la définition classique, reprise par Bède, «se produit par un transfert de sens, à partir d’une signification qui est propre, à une autre qui ne l’est pas, mais qui lui ressemble» (tropica locutio fit translata dictione a propria significatione ad non propriam similitudinem). Le mot intéressant ici, c’est le concept de propriété. Car, que peut étre la «signification propre» de l’Écriture? Elle pourrait exister aussi bien sur le plan du discours (en tant qu’expression directe, qui «rendrait le mieux compte» du référent), que sur celui des référents-symbolisants (elle serait alors l’expression directe de la vérité divine, sans passer par l’intermédiaire des «choses-signes».) Ambiguité fondamentale, qui entraîne toutes les équivoques que nous rencontrerons dans le paragraphe consacré à l’allegoria.

3. «Allegoria»

3.1. L’allégorie rhétorique

Bède la définit, à l’intérieur de la partie traitant des tropes, après la métaphore, qui chez lui, recouvre en fait toute une série de figures (synecdoque, antonomase, catachrèse, métonymie, métalepse), dans la mesure où leur dénominateur com- mun est d’entrer dans la catégorie du «transfert» de sens (translatio), selon les procédés de la similitude (métaphore, catachrèse) ou de la contiguité (proximitas: métonymie, synecdoque, antonomase). L’Allegoria se distingue de ces figures, en rassemblant toutes les formes de l’«altérité» en général: «C’est un trope par lequel on veut faire entendre autre chose que ce que l’on dit» tropus quo aliud significatur quam dicitur: il n’y a plus de mention d’affinité entre le terme propre et le terme «figuré»). Cette relation entre «autre» et «autre», peut étre un rapport entre des contraires (ironie, antiphrase), entre particulier et général (paroîmia ou proverbe), une obscurité (énigme), ou une espèce d’euphémisme (charientismos, asteimos). Déjà cette caractérisation, purement thétorique, de l’allégorie, ne va pas sans problèmes, parce que voir dans l’allegoria un écart entre ce qui est dit et ce que l’on veut dire, c’est aussi bien fournir une définition pour l’ensemble des tropes. Mais la difficulté principale du texte n’est pas là. Elle est dans le passage, sans transition (une véritable rupture, car on sort de la rhétorique), après cette énumération des diverses modalités de «l’altérité», à l’opposition entre allegoria in factis et allegoria in verbis.

3.2. «Allegoria in factis» et «allegoria in verbis»

Rien, en effet, ne la prépare, sinon l’ambiguité, signalée, de la notion de propriété qui, pour l’Écriture, pose d’emblée le problème de la pluralité des niveaux de signification: «Il faut noter que l’allégorie se produit tantòt par les faits, tantòt seulement par les mots» (Notandum quod allegoria aliquando factis, aliquando verbis tantummodo fit). Puis, sans autre explication, Bède passe aux exemples: «Par les faits, quand il est écrit : Abraham eut deux fils, l’un de la servante, l’autre de la femme libre, et ce sont les deux Testaments; par les mots seulement, dans Isaie 11: il sortira une tige de la racine de Jessé, et une fleur en naîtra, par quoi l’on veut dire que le Sauveur naîtra de la race de David par l’intermédiaire de la Vierge Marie». Ces exemples sont canoniques, et repris dans tous les traités depuis saint Augustin. Les formules de Bède restent très elliptiques et supposent la connaissance préalable des conceptions augustiniennes du signe. Mais elles nous permettront d’analyser en détail le fonctionnement de l’«allégorie dans les faits» et de l’«allégorie dans les mots».
a. Dans l’allegoria in factis, nous avons un processus qui fait d’un événement historique réel (Abraham a eu deux fils), le symbole d’un autre événement: il y a eu deux Testaments. Le référent du signifiant-texte, est lui-mèéme signifiant d’un autre signifié-référent:

[…]

La nature de la relation entre le référent 1 et le référent 2, n’est pas d’ordre métaphorique: les fils d’Abraham ne sont pas des métaphores pour les deux Alliances. Il s’agit d’un rapport du méme genre que celui qui lie le signifiant au signifié dans le discours. On peut en étudier les modalités (plutòt les motivations) dans notre exemple. Car ce rapport présente plusieurs particularités. D’abord, d’étre inscrit dans une chronologie: la notion de temps (exactement, de temps orienté selon l’économie du salut, de temps-providence) intervient, puisque dans tous les exemples d’allegoria in factis, un fait se produit «avant» l’autre. Mais ce rapport «avant» / «après» ne doit pas étre confondu avec celui qui fonde un trope comme la métalepse (qui «insinue ce qui suit à partir de ce qui précède» – ab co quod procedit id quod sequitur insinuans). Ce qui vient «avant» est un signe prémonitoire, qui ne prend sa signification qu’avec l’accomplissement de l’«après», et les deux moments sont des résultats de la volonté divine. Tout le sens vient donc de Dieu, qui «explique» son premier signe par le second.
D’autre part, entre les «deux» fils d’Abraham et les «deux» Testaments, joue, è un niveau autre que celui de la métaphore, la catégorie de la similitude. Elle ne se limite pas à la ressemblance des nombres. Elle se double d’une allusion à la différence entre le peuple juif, «représenté» par la femme esclave, et les chrétiens, désignés par la femme libre, symbole de la Nouvelle Alliance. Ces ressemblances ne sont pas, comme dans le cas de la métaphore, accidentelles et contingentes, mais comme le dit Hugues de Saint-Victor, è propos d’un exemple un peu différent, nécessaires, essentielles : «Toute espèce d’eau, par une qualité naturelle, possède déjà un certain degré de ressemblance avec la gràce de l’Esprit Saint, et c’est par cette qualité innée que toute espèce d’eau a eu la propriété de représenter une gràce spirituelle, avant de la signifier par une institution surajoutée» (è propos du symbolisme des sacrements, De sacramentis, I, 9, 2; PL, 176, 318). Au rapport essentiel entre mot et chose au niveau du discours, correspond celui qui relie, de facon essentielle aussi, les deux faits-symboles:

[…]

En dehors de ces catégories de «chronologie» ou de «similitude», on a essayé d’expliquer le processus de symbolisation de l’allegoria in factis, par une relation de genre à espèce (cf. Tyconius, Liber de septem regulis). Mais elle ne s’applique pas à notre exemple, pourtant le plus connu et le plus typique, preuve quece rapport n’est pas fondamental, mais peut accessoirement se produire dans certains cas de typologie (quand la ville de Jérusalem désigne toute l’Église).
b. L’allegoria in verbis nous présente un texte métaphorique. La «racine», la «tige» et «la fleur» sont respectivement métaphores pour la race de David, la Vierge et le Christ (un signifiant, le mot «racine», ne renvoie pas à son signifié «propre», mais à un autre signifié, le Christ ou la Vierge; la ressemblance est ici plus dans la relation des trois premiers termes, «racine», «tige», «fleur», à la série complète «race de David», «Vierge», «Christ», qu’entre les termes séparés). Mais il n’y a aucune nécessité dans la similitude entre le processus: fleur naissant d’une tige qui sort d’une racine et: Christ naissant de la Vierge, qui est issuc de la race de David. Il s’agit d’une «image», d’une ressemblance fictive et contingente, non pas d’une affinité voulue par Dieu, comme dans le cas de l’allegoria in factis

[…]

Ici, on part d’une «fiction poétique» (terme employé d’habitude par les commentateurs pour désigner le texte métaphorique), pour signifier, de manière indirecte, une réalité, qui n’a pas à passer par un autre événement symbolique. Résumons les différences entre les deux formes d’allegoria: l’allegoria in factis se produit entre deux événements (référents), chacun symbolisant, liés par une relation chronologique, è l’intérieur d’une économie du salut. L’allegoria in verbis a lieu entre une «fiction» (le discours poétique, métaphorique) et une réalité, sans notion de temps. La première part d’une similitude essentielle, voulue par Dieu; l’autre, d’une ressemblance contingente, résultat de l’imagination humaine (l’«image».)

3.3. Ambiguités de la théorie herméneutique de Bède

Dans ces conditions, l’allegoria în verbis répond bien à la définition générale de l’a/legoria comme trope : elle dit une chose (image de la racine, etc.) pour en faire entendre une autre (naissance du Christ). Mais pour l’allegoria in factis, cette définition devient inadéquate, puisque la relation de symbolisation ne joue pas entre ce qui est dit et ce qui est signifié (d’un signifié à l’autre), mais entre les référents. Il y a une rupture dans la continuité de l’exposé de Bède, et malgré l’emploi du méme terme, il évoque deux processus radicalement différents, et qui se situent à des registres irréductibles l’un à l’autre.
On voit ce qui fait la difficulté d’une telle herméneutique: la désignation par un méme concept rhétorique de deux phénomènes qui fonctionnent de manière très différente. Si, pour Bède, la cohérence de sa pensée peut venir de l’ambiguité de la notion de «propriété», et du système augustinien qu’il sous-entend, il n’en reste pas moins que la question du rapport entre les deux systèmes de signes n’en est pas résolue pour autant. Il n’y a pas chez lui d’articulation, mais une simple juxtaposition de théories héritées, soit de la rhétorique, soit de la tradition exégétique, et que l’auteur reproduit avec toutes leurs équivoques, par respect pour l’orthodoxie.
L’aporie d’une explication rhétorique apparaît encore mieux quand l’auteur, une fois posée l’existence, à deux niveaux, d’un processus baptisé allégorie, passe aux conséquences de cette découverte: l’étagement canonique des «sens spirituels» (allégorique, ou typologique, tropologique et anagogique ). Cette tripartition bien connue ne peut se déduire que de l’allegoria in factis. Car entre le premier référent-symbolisant et le référent qu'il symbolise, entre l’Histoire Sainte et les réalités divines qu’elle préfigure, il peut y avoir plusieurs sortes de relations, suivant la nature de ce deuxième référent: si la réalité symbolisée appartient au domaine éthique (concernant l’àme, la conduite du fidèle), on parle de «tropologie»; si elle est d’ordre eschatologique (la fin des temps, le Jugement dernier, le sort de l’àème après la mort), d’«anagogie»; si elle concerne l’Église et le Christ d’«allégorie» (au sens restreint) ou de typologie (s’il s’agit de personnages de l’Ancien Testament représentant le Christ).
Or, c'est dans la définition de ces différentes modalités de la relation symbolique è l’intérieur de l’allegoria in factis, que Bède embrouille définitivement la terminologie. Il évoque d’abord les lectures traditionnelles de l’Écriture: «De meme, l’allégorie par les mots ou les faits exprime sous forme figurée, parfois un fait historique, partois un fait d’ordre tropologique, c’est-à-dire une réalité morale, parfois un fait d’ordre anagogique, c’est-à-dire un sens qui nous conduit aux réalités ultimes. Par l’histoire, on figure l’histoire, quand on compare la création des six ou sept premiers jours aux Ages de notre temps. On figure l’histoire par les mots, quand on comprend ce que dit le patriarche Jacob (Gn, 49), comme une allusion au règne et aux victoires de David. On figure le sens spirituel par des mots, quand on interprète ces mémes paroles, comme l’exige la foi, comme représentant la passion du Seigneur et sa résurrection.» Après cette énumération des niveaux de signification (les référents, le discours, l’allegoria in factis), Bède décrit ce qui, logiquement devrait apparaître comme des subdivisions du sens spirituel: «L’allégorie par les faits désigne la perfection tropologique, c’est-à-dire morale, comme dans Genèse, 38, la tunique que Jacob a fabriquée pour son fils représente la gràce des nombreuses vertus que Dieu nous ordonne de revétir jusqu’è la fin de notre vie; l’allégorie dans les mots signifie la mèéme perfection des meeurs, dans la phrase: «que vos reins soient ceints». Bède reprend ici, à l’intérieur des distinctions qu'elle fait naître, l’opposition allegoria in factis et in verbis. Or l’étagement des sens n’est possible qu’à l’intérieur de l’allegoria in factis. Si on y introduit l’allegoria in verbis, comme le fait Bède, on la place du còté du sens spirituel. Méme confusion dans le sens «anagogique»: «L’allégorie dans les faits exprime le sens anagogique dans la phrase: Enoch a été le septième après Abraham à étre enlevé au ciel; elle prophétise, sous forme figurée, le sabbat du bonheur à venir, réservé à la fin des temps aux élus, après leurs bonnes oeuvres dans ce siècle, qui traverse six Ages. L’allégorie par les mots représente les mémes joies du séjour céleste, dans Matthieu 24.»
Dans ces exemples, Bède fait fonctionner l’allegoria in verbis, de la meme façon que l’allegoria in factis, ce qui contredit entièrement ses définitions antérieures, et pose le problème du statut exact de cette allegoria in verbis pour le texte biblique. Est-elle simplement le terme générique qui désigne le sens «tropique» du texte? Ou appartient-elle au sens spirituel, à celui qui ne se comprend que par rapport à l’allegoria in factis?
Bède nous a donné des deux phénomènes une description intéressante, mais sans pouvoir se débarrasser de l’ambiguité originelle de sa tentative, celle qui est inhérente au terme d’allegoria lui-méme, quand on l’applique à des réalités d’ordre rhétorique aussi bien qu’è des phénomènes purements théologiques. Dans le De schematis, nous voyons que la justification du symbolisme biblique à partir de la rhétorique se retourne complètement, et devient une explication de la rhétorique par la théologie, puisque le texte de l’Écriture fonctionne tout entier comme allegoria in factis. Ce traité n’a pas réussi è saisir le mécanisme de la production du sens de fagon vraiment cohérente. Mais il pose les problèmes déjà présents chez saint Augustin, avec plus de précision: Comment s’articulent les deux systèmes de signes? Quelle est la place du symbolisme des mots, celui de toute littérature, dans ces interprétations? C’est à ces questions que les srandes théories du XIIIe siècle essaieront de répondre.

4. Un système cohérent et unifié

La plupart des ouvrages d’exégèse du Moyen Age utilisent les notions d’allegoria in factis et d’allegoria in verbis, de méme que la tri-ou quadripartition, sans réfléchir sur les difficultés évoquées. Les problèmes reparaissent quand, à l’époque de la scolastique, on essaie de construire des ensembles théoriques cohérents et universels. Nous n’étudierons que celui de Thomas d’Aquin, le plus achevé: il résout la plupart des ambiguités créées par les explications d’ Augustin et Bède. Mais, tout en rendant parfaitement compte des propriétés symboliques de l’Écriture, et parce qu'il le fait si bien, il réduit considérablement l’espace dans lequel peut jouer la littérature-l’écrit en général –, et enlève définitivement la question des sens de la Bible au domaine de la sémiologie ou de la linguistique, pour l’annexer encore plus complètement que ses prédécesseurs à la théologie.

4.1. L’«allegoria in factis», catégorie du symbolisme universel

La pierre d’achoppement de tous les systèmes herméneutiques de l’exégèse, c’est toujours de comprendre comment des réalités qui ne sont pas en elles-mémes créées pour signifier quelque chose, peuvent en signifier d’autres. La conscience de cette difficulté fondamentale de la notion d’allegoria in factis, conduit certains auteurs comme Guillaume d’Auvergne, à reconsidérer le problème sous un angle tout à fait nouveau. Dans son De legibus (V, 40), il y voit, non plus un processus de signification, mais une simple ressemblance. L’union de David et Bethsabée, par exemple, ne «signifie» pas celle du Christ et de l’Église. C’est une analogie. Tout au plus peut-on dire qu’entre deux choses qui se ressemblent, celle qui est la plus connue et la plus proche de nous, peut servir de symbole à l’autre. La conséquence essentielle de ce raisonnement, est de faire de l’allegoria in factis, non pas un phénomène inhérent aux événements et voulu par Dieu, mais mis en ceuvre par les exégètes.
Une telle interprétation, d’une portée immense, puisqu’elle remet en question l’édifice basé sur la théorie de l’allegoria în factis, est pourtant restée sans écho, sans doute parce qu'elle se situe à la limite de l’orthodoxie. Et la scolastique ne fait que consolider la doctrine traditionnelle, du «symbolisme des choses», en approfondissant ses fondements théologiques. Le point de départ du symbolisme de l’Écriture est, plus que jamais, le pouvoir de Dieu, auteur du monde, qui peut seul ordonner le cours des choses de telle facon qu’elles deviennent aussi symboles d’autres choses (Thomas d’Aquin, Quaestiones quodlibetales, VII, qu. 6, artogl): Le symbolisme des événements historiques existe parce que la Providence oriente le cours de l’histoire. Dieu s’exprime de cette facon comme nous par les mots. Mais, dans ce dernier cas, il ne s’agit, pour reprendre la terminologie de Chydenius, que d’un «symbolisme descriptif», les symboles n’ayant plus rien de la chose, et restant de purs signes (Quodl., VII, qu. 6, art. 3). Tous les traités de l’époque commencent par une justification de la puissance divine; ainsi, Bonaventure, dans le prologue du Brevilogium: «Dieu ne parle pas seulement par des paroles, mais aussi par des faits, car pour lui dire, c’est faire. Or toutes les choses en tant qu’effets de Dieu symbolisent leur cause. Donc, dans l’Écriture donnée par Dieu, non seulement les mots doivent avoir un sens, mais aussi les faits.»

4.2. Les sens de l’Écriture

Une fois admise cette toute-puissance divine, Thomas d’Aquin en déduit tout le reste du système. Il ne part pas d’une définition du signe, ni des concepts de la rhétorique, pour aboutir à une analyse de l’a/legoria in factis et in verbis. Sa démarche est exactement inverse: il prend cette distinction pour un a priori qui structure tout l’ensemble. L’équivoque du statut de l’allegoria in verbis, caractéristique chez Bède, est levée dans la Somme théologique: «Il est au pouvoir de Dieu d’employer à l’expression de quelque vérité, non seulement des mots, mais également des choses... La première signification, celle par laquelle les mots employés expriment certaines choses, correspond au sens historique ou littéral. La signification seconde, par laquelle les choses exprimées par des mots signifient de nouveau d’autres choses, c’est ce qu’on appelle le sens spirituel» (Prol. I, art. 10, esp. La formulation est reprise très exactement dans les Quod., VII. qu. 6, art. 1).
La dichotomie fondamentale résulte de l’opposition factis et verbis. Or, comme l’allegoria in verbis n’est pas le symbolisme des référents, elle est toujours déjà exclue du sens spirituel. Meme l’étagement classique des sens tropologiques, allégoriques et anagogiques, est rattaché explicitement è l’allegoria in factis: «Tout ce qui provient de la signification méme des mots se rapporte au sens littéral; quant au sens spirituel, il vient de ce que certaines choses sont exprimées de fagon figurée, par d’autres choses, car le visible est figure de l’invisible. Or, la vérité que l’Écriture nous révèle à travers la figuration par les choses, a deux fins: la vraie foi, ou la bonne conduite (= allégorie et tropologie) «(Quodl., VII, qu. 6, art. 2).
Le sens littéral peut étre à son tour subdivisé: d’abord en sens historique pro- prement dit (récit pur des événements, dénotation), et en sens littéral figuré: «Par les mots peut tre signifié quelque chose au sens propre et sens figuré, et le sens littéral n’est pas la figure, mais ce qui est figuré» (Quodl., VII, qu. 6). Ainsi la parabole: «Quant à la parabole, elle fait partie du sens littéral, car par les mots qu’on y emploie se trouve signifié à la fois quelque chose au sens propre et quelque chose au sens figuré, et dans ce cas la lettre de l’Écriture n'est pas la figure méme, mais ce qu’elle représente» (Sum., Prol., art. 10, resp.). Saint Thomas d’Aquin insiste particulièrement sur cette place du sens littéral figuré, qui répond à la définition de l’allegoria in verbis: «Il faut dire que le bouc, ou d’autres images semblables, n’ont pas été des choses réelles, mais des similitudes imaginaires... Cette signification ne se rapporte qu’au sens historique.» On a donc ici une cons- truction bien structurée, sans ambiguité, mais qui repose entièrement sur la distinction entre symbolisme des mots et symbolisme des choses, donc sur le pouvoir de Dieu:

[…]

4.3. De l’herméneutique à la rhétorique

Ce qui ressort de ce diagramme de l’exégèse, c’est la différence radicale de statut de ces deux formes de symbolisme, et la primauté absolue de l’allegoria în factis, ceuvre directe de Dieu, qui exclut de son champ la symbolisation rhétorique ou poétique, la confinant dans les limites du trope: «Les fictions poétiques n’ont d’autre fin que de signifier : c’est pourquoi une telle signification ne dépasse pas le niveau du sens historique» (Quodl., VII, qu. 6, a.1, ad 2).
Le terme méme de «fictions poétiques» traduit bien l’arrière-pensée qui se cache sous toutes ces distinctions: que la littérature ne peut exprimer une vérité, car toute vérité se trouve du còté du sens spirituel; or, aucune autre ceuvre n’a de sens spirituel: «La signification des mots, ou par l’intermédiaire des similitudes imaginaires faites uniquement pour signifier quelque chose, ne produit rien d’autre qu’un sens littéral. Il s’en suit qu’en aucun savoir humain, aucune activité que l'homme a imaginge, ne peut ètre trouvé autre chose qu’un sens littéral» (Quodl., VII, qu. 6, art. 3).
Le système thomiste présente une théorie totale et cohérente de l’interprétation, mais ne laisse à la création littéraire qu’un espace réduit: celui du sens littéral figuré (allegoria in verbis), et exprime l’idée de la supériorité absolue de l’art divin. L’esthétique scolastique, sous ce rapport, ne laisse place qu’à une seule ceuvre d’art: l’allégorie divine. Par son caractère total, et méme totalitaire, par sa situation de force, elle oblige les écrivains médiévaux à se définir face à elle, en l’acceptant, restant dans les limites qu’on leur assigne (contribuer pour leur part è célébrer la grandeur divine), ou en la refusant, comme Dante (cf. la lettre à Cangrande), et en revendiquant pour l’oeuvre profane une vérité du méme ordre que celle de l’«allégorie des théologiens».

L’herméneutique a réfléchi aux problèmes de sens, tels qu’ils se posent dans l’Écriture, et leur a donné des solutions, selon trois perspectives: sémiologique, rhétorique, théologique, mais en accentuant de plus en plus le réle fondateur de Dieu, centre et articulation essentielle de tout système, élaborant moins une théorie du symbole qu’un concept de Dieu en tant que Créateur et ordonnateur de l’histoire.
Elle n’est jamais sortie de la confusion originelle du terme d’allegoria, qui recouvre des processus radicalement différents, à des niveaux distincts, l’un interne au texte, l’autre appartenant plutòt è une herméneutique du réel, extralinguistique. La «catachrèse» de Paul, source de la plupart des problèmes (tel le statut du sens littéral figuré), n’a jamais été reconsidérée.
Il n’en reste pas moins qu’il s’agit de l’une des tentatives les plus continues, sinon les plus cohérentes, pour penser le symbolisme sous toutes ses formes (langage et littérature, nature, théologie), à travers une explication unique. Cette tentative tient évidemment à une série de choix, de présupposés philosophiques: une conception essentialiste du langage, une conception hiérarchisée du monde comme Création et cosmos, où tout manifeste la puissance du Créateur. La seule interprétation qui ne fasse pas appel à la Providence pour son analyse du symbolisme biblique, celle de Guillaume d’Auvergne, n’a pas connu de postérité. Pour l'ensemble de l’exégèse, la théorie du sens commence ou finit par une théorie de l’univers comme incarnation de la parole divine. Toute compréhension plus approfondie de l’herméneutique médiévale doit passer par une phase de réflexion sur ces notions théologiques.

Depuis la rédaction de cette étude, T. Todorov a fait paraître plusieurs analyses, dans une optique différente, sur le mème sujet (cf. «Recherches sur le symbolisme linguistique I», Poétique 18, 1974, 215-235; «On linguistic symbolism», New literary history, vol. VI, 1974-1975, p. 111-134). L’auteur y propose une nouvelle conception de la dichotomie in factisfin verbis (le «symbolisme propositionnel» et le «symbolisme lexical» ou «prédicatif»), et attire l’attention sur les apories de l’opposition traditionnelle, telle qu’on la trouve chez Augustin, Bède et Thomas d’Aquin: son substantialisme, son incapacité à révéler le mécanisme méme de la production de deux phénomènes de langage distincts, et surtout l’identité fondamentale des deux formes de symbolisme (des mots et des faits), qui se réduisent toutes deux à un «symbolisme des faits» (cf «On linguistic symbolism»... p. 114).
On peut se demander comment une opposition, qui n’en n’est pas une, a pu se maintenir si longtemps. Il faut se rendre compte, avant tout, de la différence des perspectives, des approches. L’exégèse médiévale n’a jamais abordé le symbolisme comme, d’abord, un fait de langage (méme pas Bède, qui en parle pourtant selon les catégories de la rhétorique). Les théoriciens de l’herméneutique partent d’un présupposé toujours semblable: l’univers entier, les objets, les étres, les faits (surtout historiques: typologie), tout est signe de Dieu. Le symbolisme des choses est donc premier, méme quand il est «transmis» par le langage, comme c'est le cas pour l’Écriture, et il n’est pas étudié comme un problème de symbolisme linguistique. Dans les traités d’ailleurs, l’allegoria in verbis tient moins de place que l’allegoria in factis, et apparaît comme une variété secondaire, moins «digne» (elle n’a pas la mème résonance sacrée) de symbolisme. Cette évaluation originelle est sans doute à la base des incohérences du texte de Bède (devenu très abordable dans sa traduction anglaise de G. H. Tannenhaus, reprise dans le recueil des Readings in Medieval Rhetoric, Bloomington and London, Indiana University Press, 1973, p. 96-122), qui change tout è fait d’orientation à partir du moment où l’auteur introduit dans la définition de l’allegoria rhétorique, les principes de l’exégèse allégorique, sans réussir à trouver leur unité. On ne saurait d’autre part négliger l’importance du problème historique : l’opposition entre les deux symbolismes, c’est aussi la disparité de deux héritages, la tradition rhétorique (les tropes ou allegoria in verbis) et la nouvelle pensée typologique, qui ne devient possible qu’avec le Nouveau Testament (ou plutòt, c’est la conséquence d’une volonté d’intégrer les notions nouvelles dans les anciens schémas, l’expression du désir de ne pas abandonner les vieilles structures, malgré l’évolution des idées : une « mentalité » dont il existe bien des exemples, ne serait-ce que la «récupération» de la littérature et de la philosophie antiques par l’integumentum ou la moralisation, à l’époque de Thomas d’Aquin.) On peut noter aussi qu’il s’agit d’une problématique spécifiquement chrétienne, car l’exégèse allégorique des Grecs ou des Rabbins ne connaît que le symbolisme linguistique.

Ecole Normale Supérieure, Paris

Date: 2022-10-01