Les quatre sens de l’écriture [André Pézard]

Table of contents

Dati bibliografici

Autore: André Pézard

Tratto da: Dante sous la pluie de feu

Editore: Vrin, Paris

Anno: 1950

Pagine: 372-400

Le P. Giovanni Busnelli, dans son commentaire au passage du Convivio qui présente la doctrine des «quatre sens» (II, 1, p. 96), ne rappelle la longue et mouvante tradition médiévale que par une citation de Garnier de Rochefort (Prologue des Distinctiones) à quoi s'ajoutent quelques rapprochements de détail avec saint Thomas. Le texte de Garnier (XIIe- XIIe siècles) est clair en effet et très comparable à celui de Dante. Mais le choix arbitraire de cette unique autorité surprend: elle n'est ni la première, ni au contraire la plus récente pour Dante, ou la plus apparentée à Dante, ni davantage la plus originale.
Un peu plus loin, p. 99, à propos du verset In exitu Israel de Aegypto interprété selon quatre modes dans l'Epître à Can Grande, §21, le P. Busnelli semble donner pour source à Dante Hugues de Saint- Cher, compilateur du xiure siècle, illustre en son temps. C'est encore une façon très sommaire de trancher la question.
Il est vrai que l'appendice I, p. 240, renvoie à l'étude du P. Boffito touchant l'Epître à Can Grande . Le P. Boffito, en cinquante lignes, énumère une vingtaine d'auteurs qui ont précédé Dante. Mais dans son désir de marquer leurs discordances, qui le frappent plus que leurs théo ries communes, il les groupe militairement selon qu'ils reconnaissent les uns quatre sens, les autres trois, les autres deux. Ce critère statis tique manque d'intérêt. Et même de fondement, car parmi les auteurs classés comme partisans de deux sens seulement, sens historique et sens allégorique, beaucoup subdivisent le second en trois nouveaux sens, désignés de façon très catégorique (et l'Epistola Cani ne suit-elle pas le même plan?): sens allégorique proprement dit, sens moral, sens anagogique; ce qui donne bien quatre sens au total. Tel est le cas des premiers nommés dans ce catalogue, saint Thomas et Raban Maur. - D'autre part, certaines de ces prétendues autorités, Cassiodore, saint Hilaire, etc., font de si sommaires allusions à l'interprétation allégorique, au moins dans les passages désignés par le P. Boffito, qu'il semble vain de les alléguer: là, nulle théorie générale et homogène de la «polysémie»; ces docteurs considèrent au passage un verset des Ecritures, et en offrent une interprétation allégorique. Ce ne sont que des gloses isolées, sans valeur exemplaire.
Puis encore, le catalogue du P. Boffito se présente dans un parfait désordre chronologique. Il commence par le XIIIe siècle, saute de là au IVe, puis au IXe, et ainsi de suite, pour finir par le IVe et le XIIIe. Dans cette bousculade, les auteurs inventifs ne se distinguent pas des vulgarisateurs. Le plus fâcheux est que plusieurs des fondateurs de la tradition ont été complètement oubliés, à moins que leur doctrine ne soit trahie, faute d'avoir été saisie au bon endroit; telles sont les mésaventures diverses de saint Jérôme, de Boëce ou de saint Grégoire. D'autres docteurs enfin sont passés sous silence, qui pourtant se trouvent être des plus fami liers à Dante, comme Jean de Salisbury, Joachim de Flore ou saint Bona venture.
Je ne reviendrai pas ici sur les textes auxquels renvoie le P. Boffito . Je me bornerai à citer dans l'ordre historique quinze ou vingt pages non enregistrées, qui m'ont paru intéressantes. Il va sans dire que cette revue supplémentaire ne prétend pas elle non plus être complète.
Mais avant de l'entreprendre, il faut rappeler les origines et la filiation des procédés de l'allégorie sacrée; nous fixerons aussi quelques points de nomenclature. Je suppose connues les définitions données par Dante.
On ne nous demandera pas de remonter jusqu'aux figures des anciens, allégorie morale ou métaphysique, pratiquées par quelques philosophes , et par les poètes : sinon par tous ceux-ci , comme on l'a cru au moyen âge, du moins par leurs glossateurs de la basse époque.
Le lien rattachant l'allégorie chrétienne à l'allégorie profane a été fort bien vu par les premiers Pères de l'Eglise eux- mêmes. Chez saint Jérôme, grand lecteur – repenti – des poètes païens, on peut lire ceci (Commentaires sur l’Epître aux Galates, 1. II, c. IV, V. 24; PL 26 /389 90):

Quae sunt per allegoriam dicta. - Allegoria proprie de arte grammatica est, et quo a metaphora vel caeteris tropis differat, in scholis paivili discimus. Aliud praetendit in verbis, aliud significat in sensu. Pleni sunt (supp.: allegoriis) oratorum et poetarum libri. Scriptura quoque divina per hanc non modica ex parte contexta est. Quod intelligens Paulus apostolus (quippe qui et saeculares litteras aliqua ex parte contigerat) ipso verbo figurae usus est, ut allegoriam, sicut apud nos dicitur, appellaret: quo scilicet sensu magis loci hujus graeci sermonis abusionem monstraret…

Suivent des exemples prouvant que Paul connaît parfaitement les lettres profanes.

...Ex quibus et aliis, evidens est Paulum non ignorasse litteras saeculares, et quam hic allegoriam dixit, alibi vocasse intelligentiam spiritualem.

Si l'on pouvait penser - certains érudits le font encore - que saint Fulgence, évêque de Ruspe (468-533) est le même que Fulgence Planciade, interprète de la Thébaïde de Stace, on aimerait mettre ici en bonne place l'exorde de son commentaire, comme documentant le «prêt» fait par l'exégèse profane à l'exégèse sacrée:

Poetarum investigabilem prudentiam ingeniique eorum venam immarcescibilem non sine grandi ammiratione retracto, qui sub blanditorio poeticae fictionis tegumento moralium seriem institutionum utiliter inse ruerunt. Cum enim teste Horatio a «aut prodesse volunt aut delectare poetae aut simul et iocunda et idonea dicere vitae», non magis litterali sensu aut historiali facilitate hilares reperiuntur et iocundi quam mistica expositione figurarum moribus humanae vitae aedificandis utiles et idonei. Quam ob rem... carmina poetarum nuci comparabilia videntur; in nuce enim duo sunt, testa et nucleus, sic in carminibus poeticis duo, sensus litteralis et misticus; latet nucleus sub testa: latet sub sensu litterali mistica intelligentia.

De telles expressions en effet semblent appartenir au langage de la prédication. Mais je n'en trouve point de telles là où elles seraient pro bantes: dans les æuvres religieuses de l'évêque Fulgence, Patrologie latine, tome 65. Il n'en est pas moins vrai que le moyen âge et les siècles suivants attribuaient de bonne foi à l'évêque de Ruspe les commentaires allégoriques de son homonyme.
Cependant, la notion d'allégorie chrétienne semble tout d'abord auto nome aux yeux de ceux qui la pratiquent: comme si l'Eglise voulait ignorer sa dette envers la littérature classique. Sans doute la vogue de l'allégorie dans l'exégèse sacrée vient-elle moins des écoles, et d'un arti fice délibéré, que des églises orientales, et d'un subtil instinct populaire. Et d'où vient que les discours de Jésus sont pleins de paraboles, dont il donne volontiers l'explication?
Quant à la nomenclature de ces nouvelles figures de rhétorique, elle se modèle sans effort sur l'ancienne. Si l'on rencontre souvent, et cela durera des siècles, des expressions telles que celle de saint Paul, intelligentia spiritualis, telles que sensus mysticus ou intellectus moralis, qui sont aussi bien du langage chrétien que du langage courant, le terme savant d'«allégorie», que l'apôtre employait peut-être avec amertume (voir Gal., IV, 20), se trouve pris de façon toute naturelle par Tertullien. Et d'autres termes plus techniques encore, qui aujourd'hui déconcertent, ont tardé relativement peu à devenir lieux communs.
«Tropologie», «anagogie», c'est saint Jérôme qui introduit dans la patrologie latine ces dénominations érudites promises à une si belle car rière. Et ce fait suffirait à démontrer le tort que lui font les affirmations. sommaires du P. Boffito . Voici un exemple; on peut en citer vingt. Saint Jérôme commente un passage de Joël, II, 18; littéralement d'abord; puis il écrit:

Hoc juxta historiam dixerimus. Caeterum juxta tropologiam, omnis an ma terra est Domini, in qua seminat paterfamilias sementem suam... (PL 25-971)

Le nom de «tropologie» est emprunté aux rhéteurs grecs, chez qui il signifiait «langage figuré», sans application particulière à la morale. Il gardera d'ailleurs ce sens tout oratoire longtemps après saint Jérôme, puisque Arnobe le jeune. l'applique à des variations métaphoriques (Conflictus de Deo trino et uno, I, xv, PL 53/ 265-6); et nous verrons plus loin Joachim de Flore l'entendre de même: Tropologica [intelligentia] complectitur modos eloquiorum Dei.
Saint Jérôme, donc, emploie souvent le terme tropologia (tropologicus, tropologice), au sens antique, c'est - à - dire large (In Ezech., II, VI 2, PL 25/58; Lib. contra Joannem Hierosol., § 7, PL 23/360); ou bien il l'applique à ce qui serait plutôt allégorie ou anagogie. Mais dans le commentaire In Joël cité plus haut, il le restreint fort nettement à la signification morale, comme on le voit encore quand il ajoute que «la vieille tristesse des péchés est calmée par la gaîté des vertus». Cette spécialisation de sens n'a rien d'arbitraire ni de surprenant, si l'on songe que saint Jérôme, bon lettré, n'avait guère trouvé en fait de «tropologies», chez les glossateurs classiques, que des allégories morales à la manière des fabulistes .
Saint Eucher, qui est de la génération suivante, adopte entre autres legs de saint Jérôme l'usage du mot «tropologie» au sens étroit. Après lui, la vogue de ce néologisme semble subir une éclipse de quatre siècles: je ne le retrouve qu'au temps de Raban Maur. Dès lors, on le substitue de plus en plus volontiers aux noms de moralis sensus ou intelligentia moralis. Dante est de ceux qui l'évitent: il n'est guère possible qu'il l'ignore , il semble le sous -entendre quand il définit le sens moral CONVERSIO animae de luctu et miseria peccati ad statum gratiae. Car un faux sens facile sur le radical du mot tropologia a sans doute favorisé l'acception nouvelle, particulière, du terme: à partir du jour où les auteurs de vocabulaires se sont aperçus que le grec tropo-logia se traduisait en latin conversus-sermo, on a oublié que ceci voulait dire «discours détourné» , et l'on a entendu «discours qui convertit» les âmes; Guillaume Durand écrira de façon ambiguë: Tropologia est conversio ad mores seu moralis locutio .
L'histoire du terme «anagogie» est moins aventureuse. Il existe assez anciennement, et ne change guère de sens — sursumductio —; si ce n'est que du concret il passe à l'abstrait: on le trouve appliqué aux choses de l'esprit par Grégoire de Nazianze (Oratio XL in sanctum Baptisma, c. XXXVI, PG 136 / 409-12): le Christ, dit-il, est appelé «le feu en langage mystique, anagôges logois: en paroles qui élèvent l'esprit vers les choses célestes. Saint Jérôme lui emprunte le vocable, qu'il décline à la grecque; ainsi, dans un commentaire épisodique de l'évangile (Epist. CXX ad Hedibiam , VIII 2, PL 22/992): Deinde juxta anagogen dicendum est...: si , à la mort de Jésus, le voile du temple s'est déchiré en deux , du haut en bas, cela veut dire que la Loi se divise en deux Testaments, qui commandent l'humanité depuis l'origine des temps jusqu'à la consommation des siècles ; le sacrifice du Christ doit déchirer «le voile de l'histoire» qui masque à nos yeux «les secrets mystères», ou si l'on veut «le voile intérieur» qui nous empêche de voir «les sacrements de Dieu».
On n'est pas sûr que Dante ait bien compris la formation du mot «anagogie». Quand il traduit: sovrasenso (Conv., II, 1, 6), il rend compte, certes, du préfixe ana; mais à première vue, sovrasenso pourrait signifier aussi bien «sens surajouté» ou «supérieur». Il est vrai que la suite est irréprochable: significa le superne cose de l’etternal gloria.
A cette série de termes qui se recouvrent en partie, ajoutons encore le sensus typicus de saint Grégoire - dont l'humeur semble un peu indépendante – et de Joachim de Flore, plus impatient encore des chemins battus. Ce «sens typique», c'est - à - dire figuré et approximatif, selon le langage médiéval , équivaut pour saint Grégoire à l'une des deux formes possibles d'allégorie, l'allégorie prophétique et peut-être anagogique (il ignore ce mot); l'autre forme étant l'allégorie morale . Pour Joachim de Flore, l'intelligentia typica est anagogie, et n'est que cela.
L'abondance et l'indétermination de ce vocabulaire plus ou moins adapté à des nuances de pensée difficiles à saisir entraînera forcément plus d'un docteur à des distinctions artificielles, et même dangereuses soit pour la foi soit pour le simple bon sens. Le danger, contre lcquel Dante s'élèvera à plus d'une reprise, se trouve pourtant signalé dès les premières pages de la littérature sacrée.

1. Tertullien

Le plus ancien des Pères de l'Eglise, Tertullien, ne passe point pour indulgent aux faiblesses mondaines et aux arts des Gentils. Aussi, connaissant fort bien sans doute l'origine de l'exégèse mystique, le voit-on à la fois tracer la route à une foule de successeurs, et leur donner un avertissement remarquable. A propos de deux ou trois passages des Ecritures, il dit (Liber de resurrectione carnis, XX; PL 1/822):

...Quae etsi ipsi spiritaliter quoque interpretari solemus..., cum tamen et carnaliter adimpleta sunt, ostendunt proplietas in utramque speciem praedicasse; salvo eo quod plures voces eorum nudae et simplices, et ab omni allegoriae nubilo purae defendi possint...: ut cum ipsius Israelis plagas aut venias, captivitates, restitutiones, ultimaeque dispersionis exitum perorant. Quis haec interpretabitur magis, quam recognc scet? Res in literis tenentur, ut literae in rebus leguntur. Ita non semper nec in omnibus allegorica forma est prophetici eloquii, sed interdum et in quibusdam.

Ainsi l'idée d'une interprétation «allégorique» ou «spirituelle» des faits de l'histoire sainte apparaît d'emblée comme admise: tellement entrée dans les meurs, déjà, qu'il y a plutôt lieu d'en craindre l'usage trop courant. La maxime non semper, sed interdum et in quibusdam annonce les restrictions marquées par Dante dans la Monarchia . Mais on verra que le conseil fut souvent bien mal entendu. Dante lui-même, après tant d'autres, n'a-t -il pas choisi justement, pour le plier à trois interprétations mystiques, l'exemple que Tertullien voulait réserver à la simple narration historique, la captivité d'Israël et son retour d'exil?
Il est donc écrit que tous les précurseurs seront trahis par leurs dis ciples... Pourtant, plusieurs siècles passeront avant que soit formelle ment enfreinte la prudente règle de Tertullien.

2. Saint Ambroise

L'archevêque de Milan n'offre encore à la «polysémie» qu'un programme sans rigueur; une sorte de préambule où n'apparaît aucun des termes que consacrera l'usage, allégorie», «anagogie», «tropologie». Mais on y peut déjà distinguer les linéaments des quatre sens, quoi qu'en dise le P. Boffito. Je lis, dans la Préface des Enarrationes in Psalmos, §7, cette profession de foi , en quatre points , qu'il développera sur presque autant de pages (PL 14/922-924):

- Historia instruit. – Lex docet. Prophetia annuntiat. — Correptio castigat, moralitas suadet.

L'Histoire, il n'y a rien de particulier à en dire. La Loi, – il l'a précisé un peu plus haut au §5 — c'est celle du cantique de Moïse «attestant le ciel», annonçant «le salut», «la grâce céleste», et «la douceur sacrée de l'éternité» : à peu près ce qui sera l'objet de l'interprétation anagogique . La Prophétie, c'est la préfiguration du Nouveau Testament dans l'Ancien: c'est en somme l'allégorie. Enfin, dans les termes joints de correptio et de moralitas, on voit se dessiner clairement le sens tropologique.
Il y a lieu enfin de noter la prédilection de saint Ambroise pour les Psaumes, si riches en significations mystiques:

In libro Psalmorum profectus est omnium, et medicina quaedam salutis humanae. Quicumque legerit, habet quo propriae vulnera passionis spe ciali possit curare remedio. (§7, col. 923.)

On ne peut oublier que pour Dante aussi une poésie souveraine ruisselle des Psaumes, comme une medicina salutis humanae . Le poète ne proclame-t -il pas, au ciel de Jupiter, que le cantique de l'Aigle étincelante e est comme «une douce médecine», destinée à rendre sa vue plus claire? Similia similibus curantur, pourrait -on dire; car, dans l'ail de l'oiseau divin,

la parte... che vede e pate il sole
nell'aguglie mortali,

il nous montre, «luisant au centre, comme pupille» précisément, le Psalmiste,

... il cantor dello Spirito santo .

3. Saint Jérôme

C'est saint Jérôme qui formule la première définition systématique des diverses intelligences spirituelles. Il se fonde pour cela sur un verset des Proverbes qui après lui resservira sans fin. On lit dans l'Epître à Hedibia déjà citée (Ep., CXX, X; PL 22/1005):

Quando non erramus in spiritualibus, sed vivimus in spiritu, acquiescimus spiritui,... afferimusque omnes fructus ejus, caritatem, gaudium, pacem et caetera.
Aliter. Praecipitur nobis, Salomone dicente: Tu autem describe ea tripliciter in consilio et scientia ... Triplex in corde nostro descriptio et regula Scripturarum est. Prima, ut intelligamus eas juxta historiam. Secunda, juxta tropologiam. Tertia, juxta intelligentiam spiritualem.
In historia, eorum quae scripta sunt ordo servatur. In tropologia, de littera ad majora consurgimus, et quidquid in priori populo carnaliter factum est, juxta moralem interpretamur locum, et ad animae nostrae emolumenta convertimus. In spirituali theoria ad sublimiora transimus, terrena dimittimus, de futurorum beatitudine et coelestibus disputamus: ut praesentis vitae meditatio umbra futurae beatitudinis sit.
Quos Christus tales invenerit, ut et corpore et anima et spiritu conserventur, et perfectam habeant triplicis in se scientiae veritatem, hos sua pace sanctificabit et faciet esse perfectos. Multi simpliciter hunc locum de resurrectione intelligunt, ut et spiritus et anima et corpus in adventu Domini integra conserventur. Alii ex hoc loco triplicem in homine volunt affirmare substantiam: spiritus quo sentimus, animae qua vivimus, corporis quo incedimus. Sunt qui ex anima tantum et corpore subsistere hominem disserentes, spiritum in eo tertium non substantiam velint intelligi, sed efficientiam, per quam et mens in nobis et sensus et cogitatio et animus appellantur...; cumque illud eis oppositum fuerit: Benedicite spiritus et animae justorum Domino (Dan., III, 86, PL 28/1302), Scripturam non recipiunt, dicentes eam in hebraico non haberi. Nos autem in praesenti loco... spiritum, qui cum anima et corpore integer conservatur, non substantiam Spiritus sancti quae non potest interire sed gratias ejus donationesque accipimus: iae nostra vel virtute vel vitio et accenduntur et extinguuntur in nobis.

Nous remarquerons dans ce texte la théorie vraiment curieuse et hardie qui fait consister la vie éternelle dans la possession de l'intelligence mystique sous toutes ses formes, et qui fait de l'homme promis à cette résurrection un composé de trois «substances» ou quasi-substances ; qui compare en somme aux fonctions de ces trois «substances» dans la vie humaine les trois «sens» par lesquels l'Ecriture est vivante: le corps, en elle, serait représenté par l'histoire, l'âme active par la morale, et son esprit serait le troisième élément, pour lequel saint Jérôme n'a pas ici de nom déterminé — intelligentia spiritualis, spiritualis theoria – mais qui correspond bien au sens anagogique. Cette construction est visiblement influencée par un modèle sublime, les trois personnes de la divinité. Saint Jérôme, par respect pour le dogme, consent à ne pas faire tout à fait del'esprit humain l'une des trois substances de notre personne; mais il y voit bien un don fait à l'homme par le Saint Esprit, qui est la troisième hypostase divine, unissant les deux autres; le Père ou la Puissance étant comme le corps (cf. Par., IV, 43-45), le Fils ou Verbe étant comme l'âme. A ma connaissance, on ne retrouve plus rien de tel chez aucun des successeurs de saint Jérôme, sauf peut-être chez saint Eucher (troisième alinéa du passage cité plus loin) .
Je joindrai à cette page un texte de saint Jérôme que j'ai réservé pour la fin (Breviarium in Psalmos, CXIII, PL 26/1173). Il illustre la théorie déjà exposée, et l'on y trouve le germe premier de l'exemple allégorique cher à Dante, In exitu Israël de Aegypto .

In exitu Israel de Aegypto, domus Jacob de populo barbaro. — Iste psalmus secundum historiam commemorat quando filii Israel exierunt de Aegypto. Sed plus pertinet ad sensum quando nos liberati fuimus de Aegypto, hoc est de tenebris ignorantiae peccatorum nostrorum per baptismum.

On remarquera que le sens spirituel illustré par ces lignes n'est pas exactement anagogique selon la définition donnée à Hedibia: saint Jérôme ne dispute pas de futurorum beatitudine et coelestibus; il n'envisage pas l'avenir éternel de l'âme, mais le rachat de l'humanité, opéré sur terre par la venue du Christ et par l'institution du baptême: «nostra redemptio facta per Christum», dira Dante; ceci est le sens qu'il appellera , comme presque tous ses prédécesseurs, le sens allégorique.
Le sens ou les deux sens proprement spirituels une fois posés, voici le sens tropologique:

Domus Jacob de populo barbaro. Liberati fuerunt illi Israëlitici de populo barbaro, hoc est de illis gentibus quae in Aegypto habitabant. Et ad sensum: domus Jacob supplantatores vitiorum intelliguntur.

Et voici enfin comment une règle se subordonne à l'autre: la tropologie à l'anagogie, ou à l'allégorie; la terre au ciel, ou le corps à l'esprit pour reprendre le parallèle indiqué plus haut:

Domus Jacob. Primitus fuit vocatus Jacob, postea Israel. Et nos primitus debemus esse Jacob, hoc est supplantatores vitiorum; ut postea possimus esse Israel, id est animae videntes Deum, et oculis cordis con templare Deum.

Mais dans cette hiérarchie, chacun des sens est indispensable à la place qu'il occupe, et faute des plus modestes à la base, l'édifice ne saurait s'élever (Comm. in Ezech. lib. XII; C. XLI, 23 sqq; PL 25/404):

...In historia spiritualem habeas intelligentiam, et in tropologia historiae veritatem; quorum utrumque altero indiget, et si unum defuerit. perfecta caret scientia.

Dante dira la même chose dans le Convivio, où il argumente à vrai dire avec une insistance presque naïve.
En conclusion, nous pouvons dire qu'il ne manque rien au système de saint Jérôme; sinon un peu de rigueur — ou de pédantisme.

4. Saint Augustin

L'évêque d'Hippone serait à mettre à part de cette série. Le P. Boffito, qui l'insère entre saint Thomas et Raban Maur, laisse échapper à nos yeux le caractère tout à fait personnel des vues de saint Augustin; peut-être l'a-t-il parcouru trop vite. En tout cas il ne s'est pas aperçu que saint Thomas justement met saint Augustin hors de cause - avec grand respect - en soulignant ce qui sépare du commun ses conceptions.
Il n'est donc pas utile à notre recherche de citer en détail le De utili tate credendi, III 5-8 (PL 42/ 68-71), où saint Augustin note que l'Ancien Testament il ne parle pas de l'autre ici doit se lire selon quatre règles: histoire, étiologie, analogie, allégorie. Saint Thomas observe fort sagement (S. Th. I, q. I, a. 10, ad 2) que l'histoire, l'étiologie et l'analogie appartiennent ensemble au seul sens littéral. L'histoire n'est que l'exposé des faits. L'étiologie, qui «assigne les causes» pour lesquelles telle chose fut dite ou faite, prend ces dits et faits tels qu'ils sont, «comme quand le Seigneur assigne le motif pour lequel Moïse a permis le divorce: à cause de la dureté de cæur des Juifs».
L'analogie «montre que la vérité d'un passage n'est point en opposition avec la vérité d'un autre». En tout ceci nous ne trouvons qu'une méthode de lecture critique appliquée aux textes sacrés. Quant à l'allégorie, saint Thomas admet qu'elle implique chez saint Augustin les trois sens devenus par la suite traditionnels: allégorie proprement dite, tropologie, et anagogie. Mais nulle part saint Augustin n'envisage ces trois sens pour eux -mêmes. Il sait exactement ce qu'est l'allégorie, puisque le De utilitate credendi en donne trois exemples . Pourtant il ne saisit pas l'occasion de la définir, fût -ce de façon incidente. D'autre part, si le P. Boffito allègue sommairement le De vera religione (c. L 99; PL 34 /165-6), le chapitre visé ne contient, sous le titre Scripturarum et interpretationum ratio: allegoria quadruplex, et au milieu de recommandations diffuses, qu’une ligne qui réponde au titre: Distinguamus ergo quam fidem debeamus historiae, quam fidem debeamus intelligentiae, quid mandemus memoriae;... et quid intersit inter allegoriam historiae, et allegoriam facti, et allegoriam sermonis, et allegoriam sacramenti.» C'est tout: encore une subdivision qui ne nous avance à rien, puisqu'elle ne concerne que la matière ou la forme des passages allégoriques, non pas leurs diverses interprétations possibles.

5. Jean Cassien

Jean Cassien, qui peut-être fut Provençal, et mourut vers 440, se montre le disciple attentif et original de saint Jérôme. Tout en suivant le plan de celui- ci, il le rend plus net; et il s'engage très libre ment dans une direction indiquée par son maître: la poursuite de la pensé de saint Paul.
Ainsi, il se trouve être le premier qui, tout en désirant rester fidèle à saint Jérôme, ose pourtant présenter «cardinalement» les quatre sens: je veux dire en leur reconnaissant une valeur égale.
Sa démarche est d'abord prudente. La discipline religieuse, dit-il, a deux formes: pratique (correction des moeurs, purgation des vices), et théorique (contemplation des choses divines). Il continue (Collatio, XIV, VIII; PL 49/962):

Theorice vero in duas dividitur partes, id est in historicam interpreta tionem et intelligentiam spiritalem...
Spi italis autem scientiae genera sunt tropologia, allegoria, anagoge; de quibus in Proverbiis ita dicitur: Tu autem describe tibi ea tripliciter.

Voilà pour donner satisfaction à saint Jérôme; deux branches, dont la seconde est triple.

Itaque historia praeteritarum ac visibilium agnitionem complectitur rerum ...
Ad allegoriam autem pertinent quae sequuntur, quia ea quae in veritate gesta sunt, alterius sacramenti formam praefigurasse dicuntur ...
Anagoge vero de spiritalibus mysteriis ad sublimiora quaedam et sacra tiora coelorum secreta conscendens, ab Apostolo ita subjicitur: Quae autem sursum est Jerusalem, libera est..., etc. .
Tropologia est moralis explanatio, ad emendationem vitae et instructionem pertinens actualem, velut si haec duo Testamenta intelligamus practicen et theoreticen disciplinam ; vel certe si Jerusalem aut Sion animam hominis velimus accipere.

Mais voici qu'il abandonne le schéma de saint Jérôme, pour adopter un plan carré qui d'ailleurs va se superposer fort honnêtement au premier:

Igitur praedictae quatuor figurae in unum ita si volumus confluunt ut una atque eadem Jerusalem quadrifariam possit intelligi: secundum historiam, civitas Judaeorum; secundum allegoriam, Ecclesia Christi: secundum anagogen, civitas Dei illa coelestis quae est mater omnium nostrum; secundum tropologiam, anima hominis, quae frequenter hoc nomine aut increpatur aut laudatur a Domino.

Et voici enfin la nouvelle justification tirée de saint Paul, qu'il ajoute aux arguments suggérés par saint Jérôme (je coupe le détail des exemples:

De his quatuor interpretationum generibus Apostolus ita dicit : Nunc autem fratres, si venero ad vos linguis loquens, quid vobis prodero, nisi vobis loquar aut in revelatione, aut in scientia, aut in prophetia, aut in doctrina?
Revelatio namque ad allegoriam pertinet, per quam ea quae tegit historica narratio spirituali sensu et expositione reserantur... (I, Cor., x).
Scientia vero quae similiter ab Apostolo memoratur tropologia est qua universa quae ad discretionem pertinent actualem, utrum utilia vel honesta sint, prudenti examinatione discernimus... (I, Cor., XI.)
Item prophetia... anagogen sonat, per quam ad invisibilia ac futura sermo transfertur... (I, Thess., IV.)
Doctrina vero simplicem historiae expositionis ordinem pandit, in qua nullus occultior intellectus nisi qui verbis resonat continetur... (I, Cor. xv, Galat. IV.)

6. Saint Eucher

Un des Pères de l'Eglise les plus injustement laissés dans l'ombre est sans doute saint Eucher, évêque de Lyon. Il est mort vers 450, et se trouve donc le contemporain exact de Jean Cassien. Il expose ses vues avec une clarté égale à celle de Jean Cassien, et ajoute à ce don une ingéniosité dans l'imagination, dont il faudra dire quelques mots.
Il écrit dans la Préface du Liber formularum spiritalis intelligentiae (PL 50/727-8):

Nec mirandum quod sermo divinus, prophetarum apostolorumque ore prolatus, ab usitato illo hominibus scribendimodo multum recesserit , facilia in promptu habens, magna in interioribus suis continens; quia et revera fuit congruum ut sacra a Deo dicta a caeteris scripturis sicut merito ita et specie discernerentur , ne illa caelestium arcanorum dignitas passim atque indiscrete cunctis patesceret, sanctumque canibus et margaritas porcis exponeret...
Igitur cum in libris sanctis «oculi Domini, os Domini, uterus Domini, manus, pedes Domini, arma» etiam «Domini» scripta reperiantur, longeque absit a catholica Ecclesiarum fide Deum corpore determinari , qui sit invisibilis, incomprehensibilis, incommutabilis et infinitus, requirendum est qualiter ista per Spiritum sanctum figurali expositione reserentur. Hic enim inveniuntur illa «dominici interiora templi» (Ezech., XL); hic illa sancta sanctorum mysteria, aenigmatibus retectis.
Corpus ergo Scripturae sacrae, sicut traditur, in littera sive historia; est anima in morali sensu qui tropicus dicitur; spiritus in superiore intellectu qui anagoge appellatur. Quam triplicem Scripturarum regulam convenienter observat confessio sanctae Trinitatis, «sanctificans nos per omnia, ut integer spiritus noster et anima et corpus sine querela in adventum Domini nostri Jesu Christi» judiciumque «servetur». (1, Thess., V, 24.)
Sapientia autem mundi hujus philosophiam suam in tres partes divisit, physicam, ethicam, logicam, id est naturalem, moralem, rationalem. Sed naturalem illam pertinentem ad causas naturae, quae universa continet; moralem, quae respicit ad mores; rationalem vero, quae de sublimioribus disputans Deum omnium patrem esse confirmet. Quam tripartitam doctrinae disputationem non adeo abhorret illa nostrorum in disputatione distinctio, qua docti quique hanc caelestem Scripturarum philosophiam secundum historiam, secundum tropologiam, secundum anagogen disserendam putarunt.
Quapropter historia veritatem nobis factorum ac fidem relationis inculcat. Tropologia ad vitae emendationem mysticos intellectus refert . Anagoge ad sacratiora caelestium figurarum secreta perducit. Sunt etiam qui allegoriam in hoc scientiae genere quarto in loco adjiciendam putent, quam gestorum narrationem, futurorum umbram praetulisse confirment...
Caelum est secundum historiam hoc quod intuemur, secundum tropo logiam vita caelestis ; aquae secundum allegoriam baptismus, secun dum anagogen angeli...
Omnis autem disciplina nostrae religionis ex illo duplicis scientiae fonte manavit: cujus primam practicen, secundam theoricen vocaverunt, id est actualem et contemplativam. Unam, quae actualem vitam morum emendatione consummet; aliam, quae in contemplatione caelestium, et divinarum Scripturarum disputatione, versetur. Ergo actualis scientia in diversa studia diffunditur, contemplativa in duas derivatur partes, id est in historica disputatione et spiritalis intelligentiae interpretatione consistit.

Le curieux ouvrage de saint Eucher, que Dante ne nomme pas, que personne ne nommait depuis des siècles déjà, l'auteur du Banquet et de l'Epître à Can Grande l'a-t-il vraiment connu? Sinon dans le texte authentique, du moins sous forme d'abondants extraits anonymes, la chose paraît probable, si l'on observe comment la Comédie justifie la nécessité d'un langage allégorique propre à la théologie, «poésie de Dieu»:

Così parlar conviensi al vostro ingegno,
però che solo da sensato apprende
ciò che fa poscia d'intelletto degno

Per questo la Scrittura condescende
a vostra facultate, e piedi e mano
attribuisce a Dio, ed altro intende...

Ceci rappelle assez bien la phrase d'Eucher sur «les yeux, la bouche, le ventre, les mains, les pieds du Seigneur», et, un peu plus loin, l'ample développement où sont tour à tour interprétées toutes les parties du «corps» du Seigneur, tous ses mouvements ou actes physiques, et ainsi de suite. On se contente en général, pour illustrer ces deux tercets, de citer des passages de Tertullien, saint Augustin ou saint Thomas, qui ne s'y appliquent pas si directement.

7. Boèce

Jusqu'au siècle dernier, on attribuait sans hésitation à Boèce une série de traités qui ne sont sans doute pas tous de lui. L'un d'entre eux, intitulé De fide catholica, est cause que tout le moyen âge a tenu Boèce pour chrétien . Dante, en particulier, ne doute pas de ce christianisme, et voit en Boèce, martyr, une des lumières de l'Eglise (Par. X, 124-9). Dans le De fide nous noterons ceci, concernant les livres de Moïse, à qui furent révélés les mystères de la création:

Omnis enim divina auctoritas his modis constare videtur ut aut historialis modus sit , qui nihil aliud nisi res gestas enuntiat, aut allegoricus, ut non illic possit historiae ordo consistere, aut certe ex utrisque compositus, ut et secundum historiam et secundum allegoriam manere videatur. Haec autem pie intellegentibus et veraci corde tenentibus satis abundeque relucent

Il faut avouer que le troisième mode, «composé des deux autres», mais laissé dans le vague, n'est pas très satisfaisant. Encore nouvelle, la méthode d'interprétation mystique ne règne donc pas universellement.

8. Saint Grégoire

Plus d'un siècle après saint Jérôme, Cassien et saint Eucher, saint Grégoire le Grand semble moins hardi qu'eux. Saint Grégoire est pourtant l'un des Pères qui ont le mieux su parler de l'allégorie, le plus poétiquement, le plus sagement; et l'on sait ce que l'exégèse biblique tout entière doit à ses Moralia in Job. Il ne connaît plus que trois sens et ne parle point d'anagogie:

Sciendum vero est, quod quaedam historica expositione transcurri mus; et per allegoriam quaedam typica investigatione perscrutamur ; quaedam per sola allegoricae moralitatis instrumenta discutimus . Nonnulla autem per cuncta simul sollicitius exquirentes tripliciter indagamus. Nam primum quidem fundamenta historiae ponimus; deinde per significationem typicam in arcem fidei fabricam mentis erigimus; ad extremum quoque per moralitatis gratiam quasi superducto aedificium colore vestimus .

Mais voici en particulier la justification de l'allégorie:

...Idcirco per quaedam aenigmata sermo divinus animae torpenti et frigidae loquitur, et de rebus quas novit, latenter insinuat ei amorem quem non novit.
Allegoria enim animae longe a Deo positae quasi quamdam machinam facit, ut per illam levetur ad Deum. Interpositis quippe aenigmatibus, dum quoddam in verbis cognoscit quod suum est, in sensu verborum intelligit quod non suum est; et per terrena verba separatur a terra. Per hoc enim quod non abhorret cognitum, intelligit quoddam incognitum. Rebus enim nobis notis per quas allegoriae conficiuntur sententiae divinae vestiuntur, et, dum re cognoscimus exteriora verba, pervenimus ad interiorem intelligentiam .

On a observé au passage l'expression aenigma, proposée par saint Eucher, et qui sera relevée par Dante, lequel l'appliquera à ses propres allégories: questo enigma forte .

9. Raban Maur

L'archevêque de Mayence (776-856), l'une des premières autorités citées par le P. Boffito, ne fait en réalité que copier mot pour mot Jean Cassien. Encore retranche-t-il le passage le plus original de Cassien, son commentaire de saint Paul. Il n'y avait donc pas à faire cas de Raban Maur, à moins de signaler son seul mérite certain: après un sommeil de trois ou quatre cents ans, c'est par lui qu'est réveillée la tradition, au temps de la renaissance carolingienne. La doctrine des quatre sens, dont on ne parlait plus depuis le premier siècle des invasions barbares depuis Eucher et Cassien en somme retrouver avec un docteur illustre la valeur d'une règle indiscutée, d'une règle minima en tout cas. L'audace des non - conformistes ne consistera plus à la méconnaître, à s'en écarter, mais à raffiner sur ses distinctions.

10. Angelome

Peu après Raban Maur, un moine bénédictin de Luxeuil, Angelome, ramasse, pétrit et redécoupe à sa façon toutes les catégories décrites par les docteurs précédents. Je me borne à résumer son texte, qui est subtil et compliqué .
L'Ecriture, dit-il, comporte trois sens selon Salomon. Mais dans les Livres des Rois par exemple, et en beaucoup d'autres, on peut découvrir sept sens, que figurent les sept sceaux de l'Apocalypse:
Primus historialis... - Secundus allegorialis : Abisag, la belle fille qui réchauffe le vieux David , c'est la sagesse qui ne vieillit pas et qui enflamme toujours plus ses amants . Tertius, utriusque rei modus: les deux premiers sens joints. Bethsabée que séduit David, c'est un exemple historique du péché à éviter; et pourtant Bethsabée peut représenter allégoriquement la vieille Loi, arrachée par Jésus aux liens dela lettre, et pénétrée de la grâce spirituelle; la Synagogue transfigurée en l'Eglise par ses noces avec le Christ. [Mais on ne voit aucun progrès, aucune nouveauté réelle en ce troisième degré: l'exemple d'Abisag, avant de devenir allégorique, n'était - il pas déjà historique lui aussi?] – Quartus, de Trinitatis essentia: les paroles de Dieu, celles que lui adressent les prophètes, ou celles qu'ils disent de lui, sont tantôt sa définition propre: «Je suis le Dieu d'Abraham...», tantôt des signes symboliques: Je vis le Seigneur assis, et toute sa milice auprès de lui... [Pas plus que le troisième mode interprétatif celui-ci ne saurait vraiment révéler un sens original, un sens caché des Ecritures en général. Il ne fait que tirer à part des catégories 1 et 2 certains sujets limités: ici, l'idée de Dieu; là, l'idée de l'homme moral.] – Quintus, parabolaris: le nom d'Achimelech (Ps. XXXIII) substitué au nom d'Achis (I Reg., XXI, 13-14); ou encore: le chardon du Liban, qui demande au cèdre sa fille en mariage (IV, Reg. XIV, 9). [La parabole semble être pour Angelome unę substitution de termes: une allégorie par métaphore.] - Sextus, de gemino Salvatoris adventu. (On serait tenté de voir ici encore une allégorie portant sur un sujet particulier: l'histoire terrestre de Jésus, image anticipée de l'avènement final du Christ. Mais ce qu'on a peine à comprendre, c'est pourquoi Angelome recommande de ne pas prendre le premier sens pour le second, ou vice-versa: ne aut primus pro secundo, aut secundus pro primo intelligatur. Ces subtilités demanderaient à être expliquées. L'auteur n'explique pas, et affirme: cunctis patet.] —Septimus modus: la vie qu'il nous faut mener en ce monde figure la vie éternelle, qu'elle détermine; salut et damnation répondent à notre activité terrestre. [C'est le sens anagogique. La définition d’Angelome semble nette, mais ses exemples sont sommairement indiqués: «Aime ton prochain comme toi-même», «Nos corps, hosties vivantes...»; il n'en développe pas la nouvelle signification. En outre, il obscurcit tout, en ajoutant que ce septième mode ressemble au second avec cette différence que l'un est seulement moral, tandis que l'autre a pour fin la foi en plus de l'enseignement moral.]
Dans sa conclusion, le docteur semble se repentir, et par charité pour ses lecteurs il annonce qu'il étudiera les livres des Rois selon trois sens: Histoire, Moralité et Allégorie, quae fidem aedificat.

11. Honorius d'Autun

Honorius ou Honoré d'Autun, mort en 1136, décrit les lointains voyages de la pensée, en son livre sur L'exil et la patrie de l'âme. Un chapitre a pour argument: Decursis artibus liberalibus, pervenitur ad veram patriam, seu veram sapientiam, in divinis Scripturis relu centem et in visione Dei perfectam .

His artibus quasi civitatibus pertransitis, pervenitur ad sacram Scripturam quasi ad veram patriam, in qua multiplex sapientia regnat. Quae Scriptura sibi domum aedificat, quam septem donis Spiritus sancti ut septem columnis roborat (Prov., I, 9), quadripartito intellectu in quatuor parietibus copulat, scilicet historico, allegorico, tropologico, anagogico. Historia quippe est res gesta, ut: Hierusalem fuit civitas Judaeorum in qua fuit templum Domini. Allegoria est cum aliud dicitur, aliud intelli gitur, ut: Hierusalem est Ecclesia, nos ipsi templum Domini (II, Cor., VI, 16). Tropologia est moralitas, ut: Hierusalem est anima quaeque fidelis in qua templum est cor mundum, habitator Spiritus sanctus. Anagoge vero est superior sensus ducens ad Deum et ad futurum saeculum, ut: Hierusalem est superna civitas in qua sancti angelis conjuncti Deum habebunt praesentem (Apoc., XXI- XXII).

12. Jean de Salisbury

L'un des inspirateurs de Dante sur qui il y aurait le plus à dire est Jean de Salisbury. Au livre VII, chapitre xii, de son Policraticus (1159), il écrit :

Divinae paginae libros, quorum singuli apices divinis pleni sunt sacramentis, tanta gravitate legendos forte concesserim, eo quod thesaurus Spiritus Sancti, cujus digito scripti sunt, omnino nequeat exhauriri. Licet enim ad unum tantummodo sensum accomodata sit superficies litterae, multiplicitas mysteriorum intrinsecus latet, et ab eadem re saepe allegoria fidem, tropologia mores variis modis aedificat ; anagoge quoque multipliciter sursum ducit, ut litteram non modo verbis sed rebus ipsis instituat.
At in liberalibus disciplinis, ubi non res sed duntaxat verba significant, quisquis primo sensu litterae contentus non est aberrare videtur mihi, aut ab intelligentia veritatis, quo diutius teneantur, se velle suos abdu cere auditores.

On relèvera dans la première phrase l’affirmation, d'ailleurs traditionnelle, que les livres saints sont écrits par Dieu; idée familière à Dante (Par., XXIX, 40-41, Mon. III, IV, 11). — Dans la fin du passage, Jean de Salisbury, théologien scrupuleux, semble refuser aux poètes l'usage d'un langage allégorique, parce que les paroles de l'Ecriture sont d'abord des choses réelles et particulières, et en outre des choses saintes: c'est- à- dire pleines d'une vertu surabondante qui permet de les prendre ensuite comme des signes composant un langage général figuré; au lieu que les récits des poètes, ne retraçant que des faits sans réalité, et d'ailleurs profanes, manquent de la substance nécessaire à nourrir un sens second.
Dante admet après Jean de Salibury que les fables des poètes ne sont en elles-mêmes que de «beaux mensonges»; il a cependant pour les poètes un peu de l'indulgence que saint Eucher accordait aux philosophes: il croit que l'on peut, de leurs fictions, tirer des leçons allégoriques, c'est - à -dire ici: morales; comme il le fait pour l'Enéide et la Thébaïde au livre IV du Convivio. Bien mieux, il se permet de reconnaître à des «histoires» comme celle de Caton (IV, V, XXVIII) la même autorité qu'aux Ecritures; et, les tenant pour aussi vraies, sinon pour aussi saintes, que les Ecritures, de leur attribuer une valeur allégorique comparable. - Enfin, ce qui est plus hardi encore, il nous invite à considérer comme réalité historique, et même comme vérité sainte ou du moins inspirée par Dieu, ce qui à nos yeux pourrait n'être que le fruit de son imagination poétique: «Je ne peux le taire: je te jure, lecteur, que mes yeux ont vu Géryon nager dans l'air obscur...» Autrement dit, il veut que nous interprétions allégoriquement toutes ces «histoires» narrées de bonne foi. Son cas n'est donc point comparable à celui des poètes profanes, dont tout le propos, selon le Policraticus, est de nous détourner longuement de la vérité.
Seulement, lisons bien le Convivio. Quand Dante écrit: Veramente li teologi questo senso prendono altrimenti che li poeti; ma però che mia intenzione è qui lo modo de li poeti seguitare, prendo lo senso allegorico secondo che per li poeti è usato... (II, 1, 4), on dirait qu'il cherche à rassurer des spécialistes jaloux de leurs privilèges: on pourrait aussi lui reprocher de ne pas dire tout ce qu'il a dans l'esprit Il ne prétend se comparer qu'aux poètes profanes, donc écrire une «histoire» imaginaire, comportant tout au plus un certain intérêt pour la connaissance de l'âme et de la vie humaine; alors qu'en fait les figures de son livre, Béatrice et la Donna gentile, ont été dans la Vita nuova des créatures réelles l'une d'elles même envoyée par Dieu, et qu'à présent il fait de l'une et de l'autre de hautes allégories, la Donna gentile devenant Philosophie, la propre fille de Dieu. N'est- ce pas «suivre la manière des théologiens» plutôt que celle des poètes?
Mais il y a injustice à raisonner ainsi; il faut distinguer les temps et les æuvres. On doit d'abord reconnaître que dans le Convivio, en fait, il n'y a pas d'«histoire»; les événements de la Vita nuova sont désormais résolus, et la figure de la nouvelle Donna gentile est tout abstraite. Rien qui ressemble, donc, aux récits des textes sacrés; ni davantage aux futures visions de la Comédie. Dans le Convivio Dante n’entreprend point au delà de ce qu'autorisent saint Eucher et Jean de Salisbury: on n'y voit point de «polysémie», puisque l'allégorie s'y réduit au sens moral, comme chez les poètes; le symbole même de Caton ne concerne que la vie terrestre, et s'arrête au seuil de la mort.
L'erreur serait de croire que les principes posés dans le Convivio sont encore valables pour la Comédie. Ici tout change: l'interprétation allégorique de la Comédie sera bel et bien anagogique, parce que la Comé die n'est pas un «beau mensonge»; elle est un «poème sacré», une vision inspirée comme celle d'Ezéchiel. La règle nouvelle des quatre sens telle que l'expose l'Epistola Cani ne comporte plus aucune restriction , aucune opposition de l'usage théologique à l'usage poétique.
La doctrine de Jean de Salisbury est donc extrêmement importante, à la fois par le sillon exact qu'elle imprime dans la pensée de Dante, et par le germe qu'elle y dépose, dont la floraison débordera librement au-dessus du sillon. Un peu plus loin dans le même livre, on voit encore la marque profonde de cette influence doctrinale:

Humilitas enim his quae scribuntur a doctoribus acquiescit; et simplicitas, si qua secus ac oportuit dicta videntur, in partem meliorem fidei interpretatione retorquet. Ineptus enim est qui Scripturis, a quibus instruendus est, appetit dominari, et, captivato sensu earum, ad intel lectum suum eas nititur trahere repugnantes. Nam in eis quaerere quod non habent, proprium sensum obstruere est, non addiscere alienum.
Nonne et discipulorum oculi tenebantur ne sapientiam quae eos ex ardore comitabatur agnoscerent , quia tardi erant ad intelligendum quae prophetas loquebantur, quaerentes quod aberat a mentibus pro phetarum, et non attendentes Christum qui latebat in littera? Sed quia caritatis ardenti studio quaerebant quod latebat, Sapientia quae quaerebatur adfuit, et aperuit oculos eorum ut intelligerent Scripturas... (VII, XIII.)

La bonne foi, l'humilité surtout, nécessaire à l'interprète des saints livres, c'est la vertu dont sont dénués tant de prêcheurs détestables autour de Dante:

E ancor questo qua su si comporta
con men disdegno che quando è posposta
la divina scrittura, o quando è torta.

Non vi si pensa quanto sangue costa
seminarla nel mondo, e quanto piace
chi umilmente con essa s'accosta.

Per apparer ciascun s'ingegna e face
sue invenzioni...
(Par., XXIX, 88-95.)

Signalons encore que Jean de Salisbury enchaîne directement aux lignes citées à l'instant la comparaison des prédicateurs qui font violence au saint Esprit avec les Sodomites qui font violence aux anges, et qui, frappés d'aveuglement, tâtonnent dans les ténèbres, comme les damnés du chant XV:

Quisquis enim ad voluptatem suam ingenii aut studii viribus Scripturarum integritatem attemptat, quasi a sacrario philosophiae exclusus, ab intelligentia veri alienus extat. Nam et Sodomitae, dum angelos correptores malitiae et viri justi liospites corrumpere voluerunt, caecitate percussi sunt, et circa parietem aberrantes, palpando in meridie crassis tenebris obvoluti, justo. Dei judicio submersi sunt. Sic dum elati et maligni oberrant ad parietem Scripturarum, sensum fidelem, qui in domo simplicis cum quo est sermocinatio Dei et qui correptorem malitiae videt angelum, non adtingunt. Angelus siquidem Scriptura est, quam Deo inittente constat ad increpandam malitiam hominum in mundi Sodomam descendisse.

13. Joachim de Flore

Celui-ci (1130-1202) est «l'abbé calabrais, doué d'esprit prophétique», placé par Dante aux côtés de saint Bonaventure, dans le ciel du soleil. On peut lire dans son Exposition de l'Apocalypse :

...Bonum est ergo aliquid nescire secundum superficiem litere que occidit, ut statuatur spiritalis qui vivit et vivificat intellectus. Qui videlicet intellectus spiritalis sicut Spiritus sanctus simplex est in substantia, opulens in donis (sicut in quantum ipse unus et idem sed plures sunt divisiones gratiarum ipsius) ita et ipse unus est, sed tamen species ejus multe.
Generales tamen differentie ipsius que procedunt ex uno fonte litere quatuor sunt: typica, hystorica, moralis, et allegorica. Typica dividitur in septem species sub ipso uno nomine velut in fasciculo colligatas. Allegorica dividitur in tres, hoc est in tropologicam, contemplativam et anagogicam.
Sunt enim quinque intelligentie generales que propriis nominibus distinguntur, septem speciales. Prima quinque intelligentiarum dicitur hystorica, secunda moralis, tertia tropologica, quarta contemplativa, quinta anagogica.
Hystorica intelligentia est similitudo rei visibilis ad invisibilem: ut est aliqua virgo Christi designata in libera, aliqua conjugata in ancilla. – Moralis intelligentia est similitudo rei visibilis ad invisibilem secundum partem, ut alicubi; sive secundum totum: ut est in ancilla significari carnem que genuit in servitute, in libera mentem; si tamen libera, que otio spiritali et quiete letatur . – Tropologica intelligentia est que pertinet ad doctrinam: ut est in ancilla significari literam, in libera intelligentiam spiritalem. Contemplativa intelligentia est que pertinet proprie ad dona Spiritus sancti: ut est in ancilla significari vitam activam, in libera contemplativam; sive in ancilla timorem servilem, in libera gratiam Spiritus sancti que est claritas Dei et proximi, quia in illa servitus est, in ista libertas. Anagogica intelligentia est que pertinet ad supernam patriam, sive aliquando ad ipsum Deum: ut est in ancilla signi ticari terrenam patriam, in libera illam que sursum est Hierusalem que est mater nostra.
Dicta est autem hystorica intelligentia eo quod non longe sit ab hystoria, sed omnino prope ipsam et secundum ipsam gradiatur. Dicta est moralis quia mores componit. Dicta est tropologica quia complectitur modos eloquiorum Dei: tropos enim grece, latine modus ; logos, id est sermo ; inde tropologica, quia modes sermonum Dei complectitur et dis, cernit. Dicta est contemplativa quia facit contemplari invisibilia Deidicente Apostolo: «...contemplantibus nobis non ea que videntur, sed que non videntur» . – Dicta est anagogica eo quod superior ceteris sit, agens de ipso Deo, vel de ipsa superna patria in qua qui predestinati sunt ad vitam, cessantibus universis exercitiis istis, sine fine et defectu in quiete manebunt.
Septem vero intelligentie typice ad diverses mundi status referende sunt, de quibus in secundo libro Psalterii decem cordarum, sicut et de quinque prescriptis, sufficienter diximus.

Ces divisions entrecroisées et discordantes, d'abord en quatre selon la tradition, puis en sept, en trois et en cinq, fatiguent l'attention. Essayons de les rendre saisissables dans un tableau:

[...]

Joachim fait un effort visible pour atteindre le chiffre «spirituel» de sept: il faut pour le retrouver faire la somme de tous les noms inscrits au tableau sans tenir compte de leur place relative. On notera que le prophète s'écarte de ses prédécesseurs et successeurs lorsqu'il distingue du sens moral le sens tropologique. C'est d'ailleurs lui qui a raison, vu l'étymologie de ce mot. Mais son analyse n'est pas sans subtilité.
Le Psalterium decem cor darum auquel renvoie la dernière phrase offre dans sa préface une figure cabalistique qui ressemble un peu aux cercles entrelacés ou embrassés que décrit Dante à la fin du Paradis. Ce rayonnement naïf auréole les noms des quatre sens des Ecritures, correspondant aux quatre points cardinaux et aux noms des quatre Evangiles. Ici Joachim revient donc à la division traditionnelle, si ce n'est que le sens anagogique prend nom d'intelligentia typica par excellence.

14. Sicard de Crémone

Ce docteur, mort au début du XIIe siècle, fait autorité en matière de liturgie, donc de symbolique, grâce au traité qu'il a intitulé Mitrale. Il y dit, à propos de l'arche sainte, arca Domini, mensa, considérée mystiquement (I, XIII; PL 213/47):

Quatuor pedes mensae, quadriformis est expositio sacrae Scripturae; exponitur enim historialiter, allegorice, tropologice, anagogice.
Historia est cum res simplici sermone refertur, ut: Populus ex Ægypto venit in Terram promissionis. Dicitur autem historia ab historin, quod est videre, quia historiographorum est res gestas secundum primam vocum significationem exponere.
Allegoria est cum verbis aut rebus mysticis Ecclesiae sacramenta significantur. Verbis, ut: Egredietur virga deradice Jesse, et flos de radice ejus ascendet (Isa., XI), quod est: Nascetur Virgo de stirpe David, et de Virgine Christus. Rebus, ut: Populus de Ægypto, per sanguinem liberatus agni (Exod., XII) est Ecclesia, de potestate diaboli sanguine Christi redempta. Dicitur autem allegoria quasi alienum eloquium.
Tropologia est moralis sermo de morum institutione vel correctione; et fit verbis “apertis vel figuratis”. Apertis, ut: Filioli, non diligamus verbo neque lingua, sed opere et veritate (I Joan., III). Figuratis, ut: Omni tempore sint vestimenta tua candida, et oleum de capite tuo non deficiat (Eccl., IX). Et dicitur tropologia conversa locutio, cum quod dicitur ad mores significandos convertitur.
Anagoge est locutio ad superiora deducens, ut de praemiis futuris, vel de vita futura; et fit apertis vel mysticis verbis. Apertis, ut: Beati mundo corde, quoniam ipsi Deum videbunt (Matth., V). Mysticis, ut: Beati qui lavant stolas suas, ut sit illis potestas in ligno vitae, et per portas intrent in civitatem (Apoc., XXII); id est: Beati qui mundant cogita tiones (Matth., V) et opera, ut possint videre Christum, qui est via, veritas et vita (Joann., XIV), et per doctrinam et exempla praecedentium intrent in regnum.
Et attende quod duplex est significatio: realis et vocalis. Vocalis est cum per voces res mediantibus intellectibus significantur; de qua logica loquitur (Arist., I, Peri Herm.). Realis est cum per unam rem res alia figuratur. Vocalis est ex humana institutione; realis vero ex divina; sicut enim homo per vocem, sic Deus per creaturas et opera suam indicat voluntatem . Vocalis autem est univoca aut aequivoca. Realis autem profundior est, quia, quot sunt proprietates, tot significationum diver sitates. Utraque est in mensae pedibus necessaria; et ideo clarum est scientiam artium ad cognitionem divinarum proficere Scripturarum.
Tres enim sunt artes, seu partes philosophiae: logica, ethica, et theorica. Logica de vocibus, ethica de moribus, theorica de rebus. Et theorica in mathematicam, physicam et theologiam dividitur. Mathematica loquitur de formis visibilibus; physica de naturis visibilibus; theologia de divinis. Ergo logica proficit ad theologiam, cum verbis exponitur; ethica proficit, cum moribus adaptatur; tlieorica proficit, cum invisibilia Dei per ea quae facta sunt intellecta conspiciuntur (Rom., I.)

On notera l'avant- dernier paragraphe, où Sicard institue un symbolisme des chose matérielles, analogue au symbolisme du langage et des actions narrées; les choses étant des signes proposés par Dieu à l'homme, et ces signes constituant un langage usuel de Dieu. Dante fait sienne cette conception (Mon., II, VII, 7-8; Ep., V, 23; Par., IV, 37-42).

15. Saint Bonaventure

Le «docteur séraphique» ne pouvait manquer à notre collège mystique. Dans son traité De reductione artium ad theologiam, après avoir défini trois diverses «lumières» de l'esprit, lumen artis mechanicae, lumen cognitionis sensitivae, lumen cognitionis philosophicae, il écrit :

Quartum lumen, quod illuminat ad veritatem salutarem, est lumen sacrae Scripturae, quod ideo dicitur superius quia ad superiora ducit, manifestando ea quae sunt supra rationem; et etiam quia non per inventionem, sed per inspirationem, a Patre hominum descendit. Quod licet unum sit secundum intellectum literalem, est tamen triplex secundum sensum mysticum et spiritualem. In omnibus enim sacrae Scripturae libris, praeter literalem sensum, quem exterius verba sonant, concipitur triplex sensus spiritualis, scilicet allegoricus, quo docetur quid creden dum de divinitate et humanitate sit; moralis, quo docetur quomodo vivendum sit; et anagogicus, quo docetur qualiter est Deo adhaerendum.

Saint Bonaventure est très sobre de commentaires, comme on voit. En particulier, ce qu'il dit du sens allégorique et du sens anagogique ne permet guère, faute d'exemples, de distinguer leurs valeurs respectives: de divinitate et humanitate est un peu vague pour signifier «les rapports ENTRE la divinité et l'humanité», soit à travers l'Ancien Testament, soit dans la double nature du Christ. Quant au Deo adhaerendum, il pourrait s'entendre de la foi qui doit soutenir ici-bas les vivants, aussi bien que de la vision du destin de l'âme dans l'éternité. — On a l'impression que saint Bonaventure s'acquitte par devoir d'une tâche qui n'est pas vraiment la sienne: ces subtilités lui paraissent peut-être trop intellectuelles, trop peu franciscaines. En fait, dans ses æuvres, il n'use guère des «recettes » que la théorie des quatre sens offre en abondance aux professionnels de l'exégèse.

16. Saint Thomas d'Aquin

Bien que l'exposé de saint Thomas soit parmi les plus connus, et très facile à trouver, je le reproduirai pour la commodité de la confrontation, mais aussi pour sa clarté dialectique, et pour les relations de valeur qu'il sait établir entre les divers sens .

Respondeo dicendum quod auctor sacrae Scripturae Deus est, in cujus potestate est ut non solum voces ad significandum accomodet, quod etiam lomo facere potest, sed etiam res ipsas. Et ideo, cum in cmnibus scientiis voces significent, hoc habet proprium ista scientia quod ipsae res significatae per voces, etiam significent aliquid.
Illa ergo prima significatio qua voces significant res, pertinet ad primum sensum, qui est sensus historicus, vel litteralis. Illa vero significatio qua res significatae per voces iterum res alias significant, dicitur sensus spiritualis, qui super litteralem fundatur et eum supponit. Hic autem sensus spiritualis trifariam dividitur. Sicut enim dicit Apostolus, lex vetus figura est novae legis; et ipsa nova lex, ut dicit Dionysius , est figura futurae gloriae. In nova etiam lege, ea quae in capite sunt gesta sunt signa eorum quae nos agere debemus.
Secundum ergo quod ea quae sunt veteris legis significant ea quae sunt novae legis, est sensus allegoricus. Secundum vero quod ea quae in Christo sunt facta, vel in his quae Christum significant, sunt signa eorum quae nos agere debemus, est sensus moralis. Prout vero significant ea quae sunt in aeterna gloria, est sensus anagogicus.
Quia vero sensus litteralis est quem auctor intendit, auctor autem sacrae Scripturae Deus est, qui omnia simul suo intellectu comprehendit, non est inconveniens, ut dicit Augustinus , si etiam secundum litte ralem sensum in una littera sacrae Scripturae plures sint sensus.

17. Guillaume Durand

Guillaume Durand, d'autres disent Duranti, évêque de Mende, vécut de 1237 à 1296. Gentilhomme provençal, à la fois homme d'église, homme politique, et même chef militaire – il combattit Guido da Montefeltro pour lui ôter la Romagne et la soumettre au pape; il fut l'un des fidèles de Nicolas III, puis de Boniface VIII – il était certes bien connu de Dante. Son Speculum judiciale est cité en termes assez clairs dans l'Epître aux cardinaux (XI, 16). Guillaume lui-même est visé parmi d'autres au chant IX du Paradis, vers 133-135; et encore au chant XII, vers 83: car il est, j'imagine, de ceux qui ont étudié les Décrétales «derrière» Henri de Suse évêque d'Ostie, celui-ci étant son maître et protecteur. En dépit des préventions qu'un poète peut avoir contre un décrétaliste, Dante ne saurait mépriser l'autre grand ouvrage de Guillaume Durand, le Rationale divinorum officiorum, dont l'autorité fut immense pendant des siècles.
La préface de ce livre présente la doctrine des quatre sens de façon telle que dans l'ensemble Dante ne trouverait rien à у redire . Peut être recherche-t-il, à notre gré, un peu trop la symétrie dans les subdivisions. Enfin il insère çà et là des détails curieux. Pour éviter des redites, nous résumerons ses quatre paragraphes en un tableau, relevé de sentences dont une au moins est notable .

HISTORIA:

quando res quaelibet pla-
no sermone refertur, «Et
dicitur historia ab histo-
rein quod est gesticulari;
inde historici id est ges-
ticulatores vocantur qua-
si histriones.»

ALLEGORIA:

quando per unum factum
aliud intelligitur…

[si visibile: simpli-
citer allegoria…
si invisibile et coeleste…]

[verbis
mysticis rebus]

«Et dicitur allegoria ab
allo graece quod est alie-
num et agoreo quod est
sensus quasi alienus sen-
sus.»

TROPOLOGIA:

conversio ad mores, seu moralis locutio ad cor-
rectionem respiciens…

[mystice
aperte]

ANAGOGE:

quasi sursum dictuio… a visibilibus ad invisibilia ducit … apertis sermonibus / mysticus sermonibus

« ...scilicet ad Trinitatem
et ad ordines Angelorum
[ducens], et de praemio
futuro et de futura vita
quae in coelis est dispu-
tans.»

Note additionnelle. — Il est permis de penser qu'un souvenir du Speculum judiciale se cache avec ironie dans un tercet du Paradis (XIII, 127-130) dont l'image, que je sache, n'a pas été commentée:

...quelli stolti
che furon come spade alle Scritture
in render torti li diritti volti...

Ceci entre bien dans notre étude: il s'agit des prédicateurs trop hardis qui, interprétant les Ecritures à leur façon, en faussent le sens. Chez eux, le sentiment, la passion, bride et mène l'intelligence: l'affetto l'intelletto lega (120); ils vont «à la pêche du vrai», mais ne sauraient l'attraper (123).
Il me semble que Dante ici retourne contre Guillaume Durand un fer que celui - ci croyait bien préparer pour son seul triomphe. L'auteur du Speculum, dans sa préface , prend pour texte un verset de la Genèse (III, 24) où apparaît pour la première fois le symbole de l'épée: [Deus] collocavit ante paradisum voluptatis Cherubin et flammeum gladium atque versatilem ad custodiendam viam ligni vitae. Il commente ainsi: «Les sept chérubins figurent la plénitude de la science; c'est l'ordre des docteurs, dont la langue est appelée glaive flamboyant, parce qu'elle brûle du feu de la charité..., et mobile, versatilis, parce qu'elle est vive et tou jours prête.»
Donc, la parole des docteurs doit éclairer quiconque leur demande les clartés de la foi. Il est probable que Guillaume Durand mêle à ce commentaire certaines gloses trouvées en marge d'autres livres saints: car l'image du glaive fournie par le premier livre de la Bible est reprise dans les derniers. L'épître aux Ephésiens, VI, 17, désigne aux fidèles «le glaive de l'esprit, qui est la parole de Dieu»; et tel verset de l'Apocalypse est plus éclatant encore: «[Le Fils de l'homme] avait en sa main droite sept étoiles, et de sa bouche sortait une épée à deux tranchants et bien affilée.» (I, 16); ou bien: «Il s'appelle le Verbe de Dieu, ...et de sa bouche il sortait une épée, tranchante des deux côtés, pour frapper les nations.» (XIX, 13-15.)
Mais si l'Ecriture elle-même suggère ainsi une glose que vont répétant une foule d'exégètes, on n'en voit guère parmi ceux-ci qui aillent au delà, et comparent au même glaive apocalyptique la parole des prédicateurs, reflet de la parole divine; reflet fidèle... ou infidèle! Je n'ai trouvé, avant Guillaume Durand, que trois commentaires de la Vision de saint Jean qui aient pu inspirer le sien . Le premier est de saint Ambroise (In Apocalypsin expositio, I, 16; PL 17/773):

Per gladium, electi qui in fine mundi naturi sunt , atque contra Antichristum pugnaturi , designantur... Qui duo acumina habere visus est , quia ipsi doctores, duorum Testamentorum doctrinis eruditi , facile hostes devincent .

Les deux autres sont du siècle même de Guillaume Durand, et le plus récent dans sa langue maternelle. Saint Martin de Léon, mort en 1203, écrit (Expositio libri Apocalypsis, I, 16; PL 209/306):

Superius (A poc., I, 12) posuit candelabra sine lumine (sic); hic ponit stellas, per hoc designans quosdam habere officium praedicationis, quosdam vero scientiam tantum. Stellae episcopi sunt, qui debent aliis lucere verbo et exemplo vitae... De ore ejus, id est de praedicatoribus ejus, per quos Deus aperit secreta sua, gladius ex utraque parte acutus, praedicatio scilicet quae utraque secat: in Veteri scilicet Testamento carnalia opera, et in Novo concupiscentias.

Un peu plus tard, un interprète français disait à son tour:

Par les set esteilles sunt signefié li prelat qui deivent enluminer les laies ki sunt en teniebres de ignorance... Par sa bouche sunt signefié li bon preeschur. Par l'espée que trenche de deux parz est signefié la parolle Deu, que de une part seivre le espirit de ses desirs et de autre part la char de ses deliz ... Cil luisent comme soleil, kar il donent lumiere de bone essample a bons et a mauvais .

Ces gloses, que Dante avait le droit d'ignorer, et le passage de Guillaume Durand, qui en tout cas les résume, ne semblent pas inutiles à l'intelligence du vers... in render torti li diritti volti. En rappelant d'abord la lumière des étoiles ou des sept candélabres , en insistant sur le lui sant du glaive, sur la clarté dont il doit rayonner, les vieux lecteurs de l'Apocalypse nous préparent bien à choisir entre les deux interprétations en conflit autour des mots render torti...: – reenvoyer des images tordues comme font les miroirs déformants? ou mutiler en frappant? - C'est bien le premier sens qui est le bon; comme aurait pu le suggérer un rapprochement, qui n'a pas été fait je crois, avec l'image de l'Ange portier du Purgatoire:

e una spada nuda avea in mano
che reflettea i raggi si ver noi...
(Purg., IX, 82-3.)

L'ange se servira de son épée miroitante (IX, 112) pour écrire sur le front de Dante: non pas des versets entiers de l'Ecriture, mais sept lettres symboliques; comme s'il voulait graver en la mémoire du pécheur la parole divine qui aide à laver le péché. On dit communément que ces sept P représentent les sept péchés, puisqu'à la sortie de chaque cercle purgatorial l'une des «plaies» sera effacée. — Fort bien. Mais il est évident que les péchés ne naissent pas dans le cæur ou lạ chair de Dante à ce moment où l'ange marque Dante de son fer! Ce qui naît un beau jour, c'est la notion insupportable du mal habituel, inscrite sur et sous son front, en traits de feu. Quoniam sagittae tuae infixae sunt mihi... Au purgatoire, il n'y a plus de péché. Ce qui pourra s'effacer, ce sera la plaie cuisante de cette mauvaise conscience, et la crainte chez Dante tout au moins de retomber dans le péché, sur terre; l'effroi de ne pas éprouver, peut- être, un repentir qui le brûle assez:

le [sette] piaghe
che si richiudon per esser dolente.
(Purg. XV, 80-81.)

On pourrait donc compléter l'interprétation traditionnelle en disant que les sept P, tout aussi bien, représentent sinon des paroles déterminées de l'Ecriture, du moins les sigles des sept Psaumes Pénitentiaux, où se manifeste cette conscience coupable, cette angoisse de la rechute. Le verset Quoniam sagittae..., c'est justement l'un des Psaumes Pénitentiaux (le troisième; Ps. XXXVII, 2). Il a reçu d'Alcuin cette paraphrase: Sagittae, verba tuae doctrinae sunt; quae ut jaculum transverberaverunt cor meum, ut agerem poenitentiam. (Expos. in Psal. poenit., PL 100-579). Et le lien qui associe à la notion du péché celle du texte saint le mieux fait pour l'effacer apparaît dans ces lignes d'Innocent III:

Ideo poenitentiales Psalmi septenario sunt numero comprehensi, ut peccata quae sub hoc numero praevaricando committimus, sub ecdem poenitendo deleamus... Maculae criminum in hoc saeculo... horum septem Psalmorum poenitentia diluuntur, qui sunt jugiter coram Domino contrito et humiliato spiritu recitandi. (Comment, in VII Psal. poenit., Proæmium, PL 217/1030.)

Deleamus peccata, peccata diluuntur: Dante ne dit pas autre chose, quand il répète les paroles de l'ange: «Fa' che lavi... queste piaghe.» (Purg., IX, 113-114) .

18. Les contemporains de Dante

Une conclusion probable se dégage de cette longue suite de citations, c'est qu'au temps de Dante, il était devenu impossible d'attribuer à un docteur plutôt qu'à un autre la paternité des théories touchant les «quatre sens»; pour l'essentiel du moins. Elles apparaissaient sans doute comme ayant toujours existé, et peutêtre comme «révélées» de la même façon que l'Ecriture. En tout cas, elles devaient s'enseigner dans toutes les écoles - j'entends: le scuole de li religiosi, que fréquenta Dante - et faire à tous l'effet d'un bien indivis dont chacun peut user honnêtement.
J'en verrais un indice dans la circulation d'un distique mnémonique dont l'origine première n'est indiquée nulle part, mais qui fait figure de dicton proverbial, presque d'oracle, dans le Catholicon de Jean de Gênes, publié quand Dante avait vingt ans, dans les gloses marginales de la Somme Théologique, dans le prologue ajouté par Nicolas de Lyre (1270 1340) à la vénérable Glose ordinaire :

Littera gesta docet; quid credas allegoria;
moralis quid agas; quo tendas anagogia .

Je pense inutile de reproduire le Prologue de Nicolas de Lyre. Son analyse des quatre sens n’est sans doute pas antérieure au temps où écrit Dante, et ne présente rien de bien particulier ; sauf peut-être, à propos du verset Vidi in dextera sedentis super thronum, librum scriptum intus et foris (Apoc., V, 1), une interprétation qui s'imposait:

Et liaec scriptura bene dicitur liber scriptus intus et foris: foris quantum ad sensum litteralem, intus vero quantum ad sensum mysticum sub littera latentem. (Prologus in moralitates Bibliorum, PL 113/33 B.)

Et aussi la remarque naïve mais indiscutable qu'en certains passages des Ecritures le sens littéral fait défaut: Si manus tua scandalizet te, abscinde eam et projice abs te (Matth., V, 30); le Seigneur n'a conseillé à personne de se couper la main; cette parole ne peut se prendre qu'au moral: «Si ton meilleur ami est pour toi une occasion de ruine, séparetoi de lui.» (Prol. in mor. Bibl., PL 113/34 D.)
Pour résumer cette expérience séculaire d'exégèse théologique en la ramenant finalement à Dante qui n'est pas théologien, et qui veut faire æuvre de poète (Conv., II, 1 , 4) selon des méthodes empruntées il est vrai à la théologie, mais que la théologie elle-même avait empruntées — nous noterons que, de tous ces auteurs religieux, seul saint Eucher semble admettre explicitement que les écrits profanes peuvent recevoir, comme la sainte Ecriture, plusieurs interprétations figurées en sus du sens littéral ou historique ; et même que le système d'exégèse sacrée doit en effet quelque chose à l'exemple du système d'interprétation philosophique . En ce sens on peut dire que Dante, promoteur du «sensus polisemos» en poésie (Epist., XIII, 20), est plus proche de saint Eucher, et en somme de saint Jérôme, que de son contemporain saint Thomas, qui réserve ce privilège – hoc habet proprium... – à la théologie.

Date: 2021-12-25